PROPOS DE MICHAËL LONSDALE : via Moni Grego
« Les artistes sont très souvent schizophrènes. Mais il faut qu’ils le soient pour être artistes. Ils inventent un monde à eux et ainsi ils peuvent vivre. Avec leurs lois, parce qu’ils ne supportent pas les lois du monde. Heureusement pour eux qu’ils sont schizophrènes.
L’art est le lieu de libération, leur bouée de sauvetage. Chagall par exemple peint des vaches vertes dans le ciel parce qu’il voit des vaches vertes. Il les voit. C’est un lieu de liberté absolue.
Les artistes sont souvent très en avance sur leur temps. Le temps n’a ni d’arrière, ni d’endroit… Il leur faut ça pour vibrer, pour vivre. Ce n’est pas dans la réalité de notre monde. Ils se soignent à condition de faire comme ils sentent. Tout le monde est extrêmement coincé, d’abord par l’éducation : « Je fais ceci, pas cela .» Et puis vient le moment où : « Je fais autre chose. » Cela peut passer par les sons, les notes de musique, les couleurs… Une autre chose inexprimable.
Bien sûr, à propos des vaches vertes dans le ciel, on peut parler de la folie…
Les montres molles, par exemple, quand elles ont été peintes par Dali, n’existaient pas dans la réalité. Maintenant si. On commence à en fabriquer. Elles étaient pressenties. De même les prophéties extraordinaires de Victor Hugo sur le monde industriel annoncent la catastrophe. Les artistes savent.
C’est difficile quand on est dans le mortel de parler de l’immortel. Je ne pense pas que les humains puissent penser à quelque chose qui n’existe pas. Ce qu’ils pressentent existe. Mais nous sommes limités dans notre temps. L’esprit, le spirituel nous sortent de là. On est là, et puis un jour on n’est plus du monde des vivants. »
LE THEÂTRE
Jouer, c’est jouer avec la présence du public qui réagit directement par des pleurs, du silence, des rires. C’est comme si vous racontiez à quelqu’un qui est là une histoire. C’est magnifique. Certains soirs avec Madeleine Renaud, quand on jouait « L’amante anglaise », il y avait des temps comme les aimait Claude Régy où le public ne bronchait pas, entièrement suspendu à ce qui se passait. Face à ce public qui regarde bien, qui écoute bien, vous osez faire des choses que vous ne feriez pas avec une salle qui bouge, moins attentive. Le public, tous les soirs, est un monstre à plusieurs têtes. Il y a une personne là, mais elle a dix, quarante, cinquante, cent, deux cents, parfois mille têtes et c’est pourtant un cœur à cœur.
Un professeur de lettres disait : « Quand mes élèves m’écoutent bien, ça me rend plus intelligent… » Quand on sent une écoute qui est d’accord avec vous, vous osez aller plus loin.
Un acteur prend le rôle qu’il est capable d’exprimer. Un bon metteur en scène choisira des gens pour jouer tel timide, ou tel violent, selon la nature du rôle. Pour un bon acteur, on dit qu’il faut une rencontre à mi-chemin, ce qui veut dire qu’il ne faut pas que le rôle devienne vous, qu’on ne voit plus que vous, comme certains acteurs qui jouent à peu près tout pareil, et il ne faut pas non plus que le rôle vous envahisse au point que vous n’êtes plus vous-même. Il faut donc apporter votre vie, votre sensibilité et votre rythme, votre vision du personnage.
Il faut inventer tous les jours. Ne pas faire systématiquement les mêmes gestes, les mêmes effets, comme on dit. Quel terrible mot ! Des fois les gens rient à telle ou telle réplique ; alors à force l’usure s’installe et on a tendance à rechercher l’effet un peu mécaniquement. Cela devient beaucoup moins drôle. Enfin, c’est tout un art.
J’ai vaincu ma timidité. C’est un lieu où il faut s’exposer. Un acteur doit se montrer au-delà de ce que l’on voit de lui. Vous parlerez au public, vous lui ferez des confidences que vous ne ferez à personne dans la vie. Et vous montrerez des choses que vous ne montrerez pas dans la vie. C’est donc un dépassement de soi par lequel on se rend compte que l’on est capable de façons de penser complètement différentes. Cela élargit énormément le comportement et on découvre des manières d’être insoupçonnables. On se retrouve brutalement métamorphosé par un rôle. Quand ce sont des rôles de méchants, avec de mauvais sentiments, on s’aperçoit que l’on peut être très agressif.
A force de simuler les sentiments, on finit par bien les connaître dans la vie et on s’aperçoit assez vite quand les gens parlent faux ou sincèrement. On le sent. Il y a un ton, une inflexion, juste un petit déraillement de la voix qui nous fait dire : « Cette personne ne dit pas la vérité ». Il y a des gens qui mentent très bien, puis d’autres non ; mais on sent quand les gens parlent justes, vrais, qu’ils sont eux-mêmes ou quand ils ont un langage fabriqué, tout posé d’avance.
Pour être comédien, il faut avoir une capacité d’observation, d’imitation et être pleinement soi-même quand on est quelqu’un d’autre. La nécessité d’être comédien vient sans doute d’un malaise de vivre, déjà et d’une incapacité d’accepter la vie telle qu’elle est. A travers des personnages, on s’envole, on voyage… « Je est un autre ». Nous sommes plusieurs autres…
LE CINEMA
Le cinéma est un art fait de tas de choses, de rapports, d’échanges, de plusieurs possibilités. Michel Simon jouait si complètement que ce n’était pas la peine d’essayer de le diriger. Ce qu’il faisait spontanément et naturellement était formidable… Mais d’autres acteurs demandent comment jouer la scène. Ce sont des acteurs de construction, qui doivent penser les rôles des mois à l’avance. Puis il y a des natures instinctives, dont je fais parti, qui ne savent pas ce qu’elles vont faire. Je ne me construit pas du tout comme un personnage. Au moment de jouer les choses viennent et si je commence à penser le rôle, cela ne donne aucun résultat. Pour moi, le cinéma est l’art de l’invention immédiate et spontanée. Vous avez parfois des réalisateurs exigeants, comme Bresson qui voulait absolument vider les gens pour qu’ils ne soient plus que l’ombre d’eux-mêmes, absents, vous voyez ? Cela tuait les pauvres comédiens qui ne pouvaient rien exprimer de ce qu’ils ressentaient. Il fallait rentrer dans le système bressonien qui consistait à ne plus rien être. Ce dépouillement donnait un résultat… Des acteurs le supportaient, d’autres en étaient malades. Après vingt cinq, trente prises, les gens étaient épuisés. Crises de nerf, pleurs à n’en plus finir. Jeanne Moreau n’aurait pas pu le supporter ; grande comédienne, elle savait d’instinct ce qu’il fallait faire. Il y a des gens qui vous manipulent de façon idiote et qui vous font mal jouer. Cela m’est arrivé l’année dernière. On m’empêchait de voir les choses. Je ne mettait soi-disant pas assez de mystère dans un rôle qui n’en impliquait pas. Cela m’a complètement détruit. Ceci dit, les directions des metteurs en scène sont parfois succulentes. Quand c’est bien sollicité… Un bon metteur en scène devine les gens. Il sait aussi comment leur parler.
LA PEINTURE
« J’aimerais beaucoup parler de la matière. J’aime la matière qui est visitée, c’est-à-dire, respectée. Dans les œuvres que l’on voit, souvent la matière est crachée, jetée, vomie sur la toile. Je n’aime pas cela parce que la matière, pour moi, c’est sacré. Je la trouve belle quand elle est habitée par une grande paix, une considération énorme. Un soin et une intention qui font que ces petits bouts de peinture sur une palette avec un peu d’huile –je vois la matière chez Rembrandt, chez Titien, chez Bonnard- sont transfigurés par une présence. Celle de l’amour de ce que l’on est en train de faire. Avec un respect de la matière. On ne peut pas la jeter, la cracher…
Les artistes sont souvent mal compris, mal reçus. Ils expriment quelque chose qui est de l’ordre d’une nécessité profonde chez eux… d’absolu. Ils ont tout à coup une inspiration, il leur faut dire ça et pas autre chose. Peindre, c’est ce mouvement. Les couleurs viennent, une couleur en appelle une autre. Je ne sais jamais ce que je vais peindre. Je commence par un gribouillis et là-dedans commence à se former des choses que je suis et que je complète. Je fais un tableau et après je suis obligé de le retravailler entièrement pour arriver à cette musique. La couleur est le témoignage de l’harmonie et du bonheur. J’aime beaucoup les coloristes : Klee, par exemple. Savoir faire chanter les couleurs.
Voilà ce que je ressens quand je peins. Alors il y a des moments terribles où on ne trouve pas. On gratte, on travaille… Il faut une patience ! Je crois que l’on est appelé à faire quelque chose qui n’est pas compris. On ne comprend pas ce que l’on fait. Mais il y a un besoin impérieux de faire tel trait, telle trace de couleur, de donner une telle intensité à une couleur, ce champ entre les couleurs. Une symphonie…
Il m’arrive de travailler sur trois ou quatre toiles à la fois. Puis je laisse reposer et je passe à autre chose… et le tableau m’apparaît tout d’un coup dans son évidence ou dans son manque… Il faut encore retravailler. On demande souvent aux artistes : « Mais qu ‘avez-vous voulu peindre ? » Cette question est impossible ! Comme si on demandait à quelqu’un : « Pourquoi êtes-vous ce que vous êtes ? » On est comme on est ! On ne peut pas expliquer. Ou la peinture touche les gens, ou les gens ne lui sont pas sensibles.
Il ne faut surtout pas avoir la volonté de dire : « Tiens, je vais faire un beau tableau. Je vais mettre du vert, du rouge, du bleu. » Non, il y a quelque chose d’inconnu en nous, il faut lui donner la parole, lui laisser le temps, la place de s’inscrire ; quelque chose qui ne relève pas de notre volonté. En art, la volonté tue… « Je veux faire ça, et ce sera bien comme ça. » Il faut une position beaucoup plus modeste et se dire : « Laissons la place à l’inspiration et à ce qu’elle va nous faire faire. Laissez venir en vous des choses qui vous sont inconnues. »
J’allais au musée d’Art Moderne, avenue du Président Wilson, je me rappelle, il y a longtemps. Il y avait des salles entières remplies de croûtes des gens qu’on exposait officiellement. C’était eux qui avaient du talent. Maintenant les croûtes sont dans des remises et on n’en parle plus. Ce qui est vraiment sincère, d’une nécessité profonde, ou je dirais d’une pureté, réapparaît avec le temps. Georges de la Tour, on l’a complètement ignoré, et puis un jour, on a rassemblé ses toiles pour une grande exposition. On a été stupéfait de voir qu’il avait été oublié pendant trois siècles… La justesse, la vérité ressortent. C’est pour cela qu’une majorité d’artistes ne sont pas compris de leur temps. C’est trop fort, trop nouveau, en avance… Prophétique parfois.
LA SPIRITUALITE
Le « JE » c’est le moi. Et le « MOI » n’est pas très intéressant. C’est le « SOI » qui est intéressant. Ce que nous sommes dans notre être profond. Ce qu’on est. Mais le « MOI », c’est la volonté. « Moi je suis ci, moi je suis ça. C’est moi qui, c’est moi que. » Je pense que l’on reçoit un don et c’est un cadeau du ciel. J’aime beaucoup cette phrase d’Einstein : « Le hasard, c’est Dieu qui vient sur terre incognito ». C’est joli. « MOI », « JE », sont le signe d’un grand malaise, d’une préoccupation de soi qui met en évidence la peur de ne pas être ou la difficulté d’être, contre laquelle on s’affirme. Cela tend vers ce que j’appelle l’ego. La source d’inspiration n’est pas là. On a une capacité que la vie… Dieu… nous a donnée, et nous allons la développer en sincérité, en vérité, en drame parfois, aussi, comme chez Van Gogh…
Je rapproche parfois Duras et Sainte Thérèse de Lisieux, cette gamine morte à vingt-quatre ans et qui n’a pas beaucoup vécu. Elle était arrivé à mettre l’amour au premier plan. Une grande révélation à une époque où la religion était plongée dans la peur, la menace, l’enfer, la punition… Elle a dit : « Dans l’Eglise, je serai l’amour. » Ce besoin d’absolu et d’amour me fait penser à Marguerite. Par d’autres chemins, bien sûr, mais toujours ce désir de quelque chose de presque impossible… Le seul écrivain qui parle de la passion et d’amour comme cela. Ce que le Vice-Consul veut dans « India song », c’est quelque chose d’impossible.