jeudi 4 avril 2019

Le tour de l’oie Erri de Luca

Si ce livre m'a plu ? Oui bien-sûr, il se lit peu à peu comme une essence du temps plus poétique que romanesque. Les phrases s'inscrivent comme indélébiles comme surgies lors d' une vie parallèle qu'on n'aurait pas prise ou oubliée et puis c'est une sorte de testament, un bilan plus poétique que philosophique. "On n'est pas obligé de vivre si longtemps"... je crois que j'ai lu cela quelque part. C'est une amie qui comme l'auteur escalade les montagnes qui m'a fait découvrir ses livres, ainsi il est devenu comme pourrait l'être René Char, une sorte de témoin amical même pour les périodes les plus sombres, à qui rien n'échappe. "Pourquoi courir si on ne va pas quelque part", si on ne court que pour courir... c'est encore une bribe qui m'est restée d'un de ses précédents livres : lequel ?
Dans celui-ci il s'imagine le père d'un fis devenu adulte alors que lui dans la réalité a perdu ses parents, il lui livre comme un fil entre réalité et inimaginable," indescriptible"....
S'il devait créer un dieu ce serait son fils ?
"un des écrivains les plus lus dans le monde...."
https://www.theatredurondpoint.fr/spectacle/erri_de_luca/ conférence performance en février 2018
P 38-39-40
(Le fils imaginé) Que sais-tu de moi ?
(Le père, le narrateur, l’écrivain )Tu as un caractère particulièrement sociable. Tu parles volontiers avec tout ce que tu croises, tu prends l’initiative, tu es change de mot aimable dans la rue, même au milieu de la circulation.
Tu es doué d’une cordialité spontanée et tu l’as eu si ton retour.
(Le fils imaginé) Ça ne me coûte rien.
Mais tu n’es pas comme ça maintenant et tu n’es pas comme ça avec toi-même. Le matin tu te réveilles de mauvaise humeur, tu te sens souvent découragé. Pourtant, dès que tu sors, tu te transformes.
Tu aimes offrir un peu de ta vivacité aux inconnus.
On pourrait croire à une maison, un engagement que j’appellerais politique, car sous son meilleur jour un engagement politique repose sur un comportement plutôt que sur un idéal.
(Le fils imaginé) un engagement politique, saluer les gens d’un sourire, demander comment il va aux garçon de café, au marchand de journaux ?
Tu ne t’en rends pas compte, mais c’est ce que tu fais avec un mot d’esprit, quand tu te présentes, que tu souris.
Tu fais ça naturellement et en citoyen privé, mais le résultat est public. Tu laisses derrière toi un air meilleur sur le visage croisé. C’est pourquoi je dis que ta cordialité est une mission, un engagement politique civique.
Bien sûr, on peut tomber aussi sur un acariâtre, un méfiant qui ignore ta gentillesse, qui la repousse. Mais toi tu passes ton chemin, pour garder intacte ton empressement à être aimable avec la rencontre suivante.
C’est ton tempérament et je l’admire
J’essaye de t’imiter parfois mais sans y parvenir vraiment.
Je t’admire parce que je connais aussi ton côté prudent, réserver.
Tu l’es avec les personnes que tu connais mieux celles que tu fréquentes. Je crois savoir pourquoi. Parce que tu es vulnérable, tu as peur d’être déçu, mal compris. Alors tu te retiens.

p 42-43 
Je tiens de lui mon détachement des choses faites.
C’est un trait de superficialité qui ne permet pas à la vanité de s’installer. Si le man vient une, je l’oublie aussitôt.
Ce qui m’importe c’est la page qui me tient éveillée pendant que je l’écris, non pas celles déjà écrites, jamais plus relues.
C’est moi qui regrette ses toiles perdues. Si je metttais le nez sur l’une d’elles, je respirerais le reste d’un de ses coups de pinceau.
Il mit le nez dans mon premier livre publié. Il prit l’exemplaire, l’ouvrit et respira le papier.
Il ne pouvait pas lire. Je revois maintenant son geste. En respirant, il sourit. 
Il sentait une suite différente de son fils, débarrassé de la graisse de son bleu de travail, un usage différent de ses mains.
Il referma le livre et se mit à mourir en quelques mois.
Il maigrit, comme s’il devait passer dans un goulot d’étranglement.
On appelle ça cancer, tumeur : ce n’est qu’un nom clinique.
C’est la mort, antique, personnelle, urgente. 
C’est ma mère qui le lui avait lu, comme elle m’avait lu mon premier livre, pendant les accès de fièvre de la scarlatine.
...
Julie à la manière de navigation, je passe au large de certains promontoire.
Je crois que seul Borges est obligatoire.
Plus que dégoût, j’avoue des réticences.
...
Je ne lis pas pour rendre visite à des auteurs savoir que je les ai lus.

 p 46
C’est une volonté d’impuissance.
.
Il faut que je réfléchisse. Une volonté d’impuissance, donc une maîtrise du désir, jusqu’à ne pas le vouloir.
C’est une formule exigeante. Je demanderais trop à moi-même.
Une volonté d’impuissance, c’est ce que demande le commandement : « tu ne désireras pas la femme de ton camarade. » 
On ordonne de ne pas créer le désir, de couper la pensée à la première syllabe.

p 48
Dans les assemblées d’usine au cours des années 70, les ouvriers scandé en cœur : « nous sommes tous des délégués. » Ce fut un privilège d’être là ou naissait cette volonté de démocratie intégral.
Ce fut un honneur d’y être ami.
Si tu avais été un frère au lieu d’un fils, je serais curieux de savoir ce que tu aurais fait.
En tant que frère aîné, je ne t’aurais pas suivi dans tes actions. En tant que frère cadet, je les aurais approfondies, poussées plus loin. Tu ne m’aurais pas aimé comme frère.

p 51
Tu te sens le maître de toi-même, mais nous sommes des hôtes.
Tu le lis dans les pages saintes que tu fréquentes, la Terre et la vie sont prêtées. Nous sommes des locataires de la divinité et non pas des copropriétaires.

p 65-66
Tu ne sais pas raconter le ridicule, un déficit pour un écrivain. Je parie que tu ne racontes pas de blagues.
Tu as deviné. Ce qui me déplaît dans les blagues, c’est l’idée de devoir provoquer les rires. 
J’aime bien quand j’y parviens, mais avec un mot d’esprit venu à l’improviste.
L’histoire drôle est rigide, elle se déroule selon un mécanisme.
J’éprouve le même blocage avec les romans policiers. J’y sens tout le dispositif qui tient la réalité en laisse pour l’amener vers la conclusion.
Selon moi, il s’agit plus de démonstrations que d’histoire. À la place du mot fin, il devrait y avoir CQFD, ce qu’il fallait démontrer.
Je ne raconte pas de blagues et je n’aime pas en écouter. 

p 70
À t’entendre je comprends qu’à Naples il y a des personnages et non des personnes. 
Le métier d’acteur doit être difficile dans un endroit où tout le monde l’est.
Et voilà l’équivoque de Naples ville théâtrale : si la scène est partout, il n’existe pas de scène, qui est un plancher surélevé au-dessus du public.

p 74
Je me suis obstiné à donner du poids, une force de gravité à ma substance évaporée.
Quelqu’un qui écrit des histoires : existe-t-il une activité plus effilochée ?
Je vis au milieu d’un nombre limité de mots.
J’ai essayé d’augmenter leur masse en apprenant d’autres langues.
Je suis une personne d’air.

p 84-85
À présent je peux te toucher, tu es tout près. Mais je reste sans bouger, par manque d’habitude. J’imagine que tu te retirerais.
Je ne sais pas, ça n’est pas arrivé avant. Gardons-nous d’essayer, je ne suis pas curieux. Pour moi, c’est un sens qui maintient la distance même quand il sert à une étreinte. 

p 110 à 114
En tant que lecteur, j’aurais voulu rencontrer Achab, pas son auteur.
J’ai cru parfois le reconnaître sur la terre ferme dans une assemblée houleuse, dans un refuge de montagne, dans une bagarre de rue.
Cage à faire et d’un Melville quelconque, si je peux rencontrer Achab ? En tant que lecteur, j’aurais voulu rencontrer Achab, par son auteur.
J’ai cru parfois le reconnaître sur la terre ferme dans une assemblée houleuse, dans un refuge de montagne, dans une bagarre de rue.
...
Qu’ai-je à faire et d’un Melville quelconque, si je peux rencontrer Achab ?
J’offrirai à boire à Santiago, le pêcheur du Vieil homme et la mer, pas à Hemingway.
....
Dans la même veine fantaisiste, tu pourrais dire que les personnages de Billy Wilder, de Franck Capra, sont plus vrais que leur metteurs en scène ? Que Charlot a plus d’existence que Monsieur Charlie Chaplin ?
C’est ainsi, à la différence près que, contrairement aux écrivains, j’aurais plus volontiers rencontré Capra et Wilder que les personnages de leurs histoires.
Je ferai une exception pour Buster Keaton le héros accablé et accablant de mésaventures colossales.
Je l’aurais attendu au bout de la pellicule, avant qu’il se retire de l’écran, enfermé dans le cercle du fondu.
Je l’aurais invité à boire une bière, je me serais présenté comme son lecteur.
Car le noir et blanc de ses films étaient de l’écriture pure. 
Le noir et blanc muet a été le sommet de l’are de l’acteur.
Le son est la couleur sont des concessions à la technique et à la paresse.
....
Je comprends que tu n’aimes pas les écrivains, que tu préfères leurs livres. Mais le cinéma leur droit ses histoires, alors qu’aucun livre n’a été écrit à partir d’un film. J’admire certains  metteurs en scène, mais j’ai plus de respect pour ceux qui écrivent.
...
... tout ce que je fais est très loin de l’écriture.
Et tout ce que je fais me rappelle que je pourrais l’écrire.
La page est l’aujourd’hui dont j’ai besoin.
L’écriture est mon aujourd’hui et je suis content qu’elle soit, quelque part, l’aujourd’hui d’un lecteur.
Les lecteurs suivants auront leurs auteurs suivants, car je reste persuadé que, tant que l’espèce humaine existera, elle continuera à se faire raconter des histoires.
Les enfants sont les plus gourmands, ils naissent avec une sarabande de terreurs à calmer par les histoires.

p 126-127
Je dis l’inverse de moi, pour apprendre quelque chose je dois étudier, répéter souvent. Je n’apprends pas au vol comme toi.
Tu citais le vers de Dorothy par cœur, la vie n’a jamais été son projet. Moi au contraire, je fais en sorte que le parcours devienne le mien et sans lancer de dé. Moi je suis quelqu’un qui a voulu exister.
J’ai aimé les femmes que j’ai rencontrées et que j’ai persuadées de vivre avec moi. J’ai vécu dans les villes que j’ai choisies, parcourues d’un bout à l’autre, comme on fait avec les livres.
Je n’approuve pas qu’on se laisse aller au hasard et aux circonstances. Tu peux te le permettre, toi qui te compares au cheval de Quichotte, forcer à l’obéissance due au chevalier.
Je fais partie de l’espèce vivante à laquelle est permis le libre arbitre et je l’utilise du mieux que je peux.
 Je ne te ressemble pas. Jusqu’ici, ce soir tu n’as pas sorti une seule fois le mot amour de ton cher vocabulaire.
Tu as raison, je me rattrape. Agrippino Costa, détenu de longues années dans des prisons spéciales, raconte son histoire à Piero Cannizzaro , metteur en scène.

Qui sait où tu vas en venir à présent.
Après une évasion malheureuse, un pied cassé en tombant du mur d’enceinte, il est repris. Au lieu de le remettre en cellule on l’enferme dans un asile de fous.
Un jour il demande à l’un de ceux qui étaient enfermés ce qu’est l’amour pour lui. Il reçoit cette réponse à voix basse dans une oreille : « Oxygène, oxygène. »
Je ne me souviens pas d’une meilleure définition de l’amour : oxygène deux fois, oxygène au carré, à dire en cachette.

p 132-133
Tu es un, désespérément rien qu’un.
Tu te tutoies toi-même et en plus tu y crois, tu ne te rends pas compte que tu vis dans ta fiction littéraire
.

Je tutoie une des parties de moi-même vu. Je suis plus nombreux que le simple deux.
Je suis le reste de ce qui sont devenus absents, qui se retrouvent dans mes souvenirs et qui continuent leur existence en moi.

(Sur FB ces extraits car impossible de ne pas les partager les lire ou les écrire à quelqu’un ! ça a commencé par là..)
« Je suis le reste de ceux qui sont devenus des absents, qui se retrouvent dans mes souvenirs et qui continuent leur existence en moi. » 
....
« Quand on ne distingue plus l’acrobate de son acrobatie, l’illusionniste de son trucage, on atteint la perfection du spectacle.
C’est la plus grande œuvre d’art, produite sur l’instant, qui disparaît avec l’applaudissement.
L’œuvre d’art parfaite se fait pour les présents sur l’instant et sur place pas pour les descendants.
C’est pourquoi j’admire le cirque autant que le théâtre. »
...
Le XXe siècle se divise en deux moitiés exactes. La première a été épique, grandiose, meurtrière plus que tout autre âge du monde.
La deuxième, la tienne, a été la suite de choses inaugurées et ensanglantées avant.
Tu as dit quelquefois que tu te sentais aussi contemporain de la moitié dans laquelle tu n’étais pas encore.
C’est une excuse pour dire que tu as agi comme si tu vivais à cette période, te donnant le même âge que tes parents et non l’âge de leur fils.
Tu te résumes ainsi : révolutionnaire, ouvrier, émigré, dans le sillage des dernières guerres sur le sol d’Europe. »
Erri de Luca le tour de l’oie

(Je reprends le fil de ma lecture.... pour toi hagard de vie et qui te pose tant de questions, à faire du théâtre, à dessiner, à enquêter, à aimer sans savoir encore où te poser....) 

p 142-143
Le XXe siècle se divise en deux moitiés exactes. La première a été épique, grandiose, meurtrière plus que tout autre âge du monde.
La deuxième, la tienne, a été la suite de choses inaugurées et ensanglantées avant.
Tu as dit quelquefois que tu te sentais aussi contemporain de la moitié dans laquelle tu n’étais pas encore.
C’est une excuse pour dire que tu as agi comme si tu vivais à cette période, te donnant le même âge que tes parents et non l’âge de leur fils.
Tu te résumes ainsi : révolutionnaire, ouvrier, émigré, dans le sillage des dernières guerres sur le sol d’Europe.
Tu as voulu avancer de 50 ans ton acte de naissance.Je préfère les histoires de tes parents, elles sont sans intentions, aucun signal à discerner, agrandir souligné. Bref leurs histoires sont originales.
Les tiennes sont une imitation de leur époque.
La seule nouveauté que je reconnaisse c’est l’époque actuelle des voyages impossibles, sans bagages et sans-papiers à travers des frontières de mer et de terre, en file indienne. Telle est la nouveauté et tu as raison de la suivre. 

p156 à 158 
Celle du tricheur aussi est une image, je t’en propose une autre. Sur un mur il y a des trous fait par des projectiles parfaitemen tirés au centre de petits cercles. 
Un tireur d’élite de passage, et surpris et demande qui est capable d’une telle précision.
On lui dit que c’est un enfant en Born in qui l’ai est on lui dit que c’est un enfant borgne qui l’ai fait. Le tireur va le féliciter et lui demande qui lui a appris à si bien viser.
Personne, répond l’enfant. D’abord je tire sur le mur et puis je dessine les serres.
Je fais comme ça moi aussi. Les images sont des cercles à appliquer autour des trous. Je suis cette enfant qui ne sait pas tirer.
Je t’en raconte une autre pour m’expliquer.
Il y a très longtemps, un savant, spécialiste d’un sujet, qu’il est inutile de préciser, et recherché est invité dans un grand nombre de beaux endroits. Partout, l’accueil était enthousiaste.
Un jour, son cocher lui demande une faveur : échanger une seule fois leurs vêtements et leurs rôles, pour ressentir lui aussi ce que veut dire être acclamé.
Le savant a le sens de l’humour et accepte imaginant ce qui se passera pour le cocher une fois sur scène.
Arrivés là où ils sont attendus, le public applaudit le chauffeur vécu avec élégance.
On l’accompagne sur scène avec les honneurs qui lui sont dus.
Dans un coin de la salle, le savant habillé en cocher savoure à l’avance la suite.
Celui qui est chargé de mener le débat adresse au cocher une première question, compliquée, spécifique et de nature controversée.
Le cocher réagit avec un air contrarié, puis fâché.
Il répond qu’il s’attendait à des questions bien plus hardies, alors que, pour une affaire aussi élémentaire, il suffit d’appeler son cocher au fond de la salle pour avoir la réponse.

p 164 
En littérature, l’indescriptible n’existe pas.

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