mercredi 4 septembre 2019

Francesca Melandri : Eva dort traduit par Danièle Valin

Je cherchais une auteure après l'amie prodigieuse pour me susurrer encore l'Italie et avec cette scénariste écrivain (historienne dans ses recherches documentaires)  je reprends ce fil de l'addictif et j'ai retrouvé aussi grâce à ce livre le goût intact de lire dans les trains régionaux qui ne courent pas mais qui avancent au fil des pages. Je n'avais jamais entendu parler du Tyrol du Sud du Haut Adige mais en plus et comme dans son précédent roman Plus haut que la mer, dont j'ai parlé ici les personnages féminins y sont très forts mais pas seulement...
Elle explique bien ce qui l'intéresse dans l'écriture sur cette vidéo, que reste-t'il du collectif dans l'histoire d'un individu, que reste-t'il de "la société"?
Les relations mère fille monoparentales font couler beaucoup d'encre ou dirons-nous, aujourd'hui, taper beaucoup de traitement de texte ; j’ai  entendu à la radio Boris Cyrulnik sur l'importance des 1000 premiers jours et de l'alternance(si on peut dire) parentale avec pourquoi pas l'oncle, la grand-mère ou un(e) ami!e). :https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite?fbclid=IwAR1n_UxCsrHF9tY6S0Ew6fMzzjGo3MSZ32x9FWwHo7Z-UVNDdTTiVSxTm2A
Je pensais cet été à une autre histoire de mère et de fille.
Une mère, devenue acariâtre,  pour ne pas dire haineuse avec tout ce qui ne se rattacherait pas à sa jeunesse, sa famille, ses amis "vivants" -à 96 ans elle aussi, connait plus de morts que de vivants-. Je me faisais la réflexion qu'elle aurait peut-être en vieillissant comme sclérosé,  réduit son histoire sociale. Je pensais à l'influence des voisins dans la vie, toute une vie. Je me disais que cette mère deviendrait méprisante avec tout ce qui  pour elle serait "populaire". Car elle n'était plus en ville, dans le commerce. Elle ne fréquenterait dans sa campagne quasiment plus que des personnes propriétaires, nanties encore plus qu'elle, bourgeoisie catholique qui jouerait au bridge aurait voté Sarkozy et maintenant voterait Maqueron. Cette bourgeoisie qui va aux concerts de musique classique dont l'enfant unique jeune monte à cheval et joue du piano. Une élite qui ne se mélange pas.
Cette mère aurait toujours eu besoin de s'extraire, de se hisser au dessus des autres d’imposer de dominer son entourage et pour cela sa dernière trouvaille aurait été celle de stigmatiser le laisser-aller, la paresse, la grosseur, dire par exemple à son aide ménagère un peu forte ce qu'elle devrait manger et à son gendre peu bricoleur qu'il était pour elle une anomalie... et à sa fille qu'elle ne voyait plus que tous les 3 mois à cause de la distance..." tu as forci" à peine descendue de voiture.
Je me disais que l'influence des collègues, des voisins, du hors champ affectif n'est pas souvent décrite au cinéma ou dans la littérature à ma connaissance, à part au théâtre (je pense aux pièces de Tchekhov) alors qu'elle influe beaucoup plus sur la psyché, les goûts, les opinions politiques et donc l'intelligence de l'individu et sa capacité perverse à nuire à autrui. Il faut un peu arrêter de coller tout sur le dos des médias. La sphère dans laquelle on évolue est pour nombre de personnes, un bocal si bien-sûr on se restreint à cette seule fréquentation, si on ne choisit que la catégorie sociale au dessus de la sienne, en résumé du monde, si on ne s'intéresse plus à la vie profonde des autres... par la lecture, la culture... l'ouverture aux autres du Monde entier, on se racornit et alors à quoi bon vivre très longtemps, trop?


Extraits
p 81-82
 Elle avait déjà vu aussi des lèvres étirées, sous des yeux d'où s'échappait  un éclat presque enfantin : quand les émotions deviennent difficiles, les gens de la montagne serrent les dents, mais plus haut souvent le regard limpide semble demander qu'on les délivre d'un si grand silence.
p 162-163
C'était peut-être précisément ce goût de l'absolu, filtrant de son regard, qui avait poussé Frau Mayer à renoncer à une famille et à se vouer au bien-être de ses clients comme au culte d'un dieu unique. Malgré le nombreux personnel aux étages en salle et en cuisine aucun détail de la gestion de l'hôtel ne lui échappait...
... Le seul détail qui échappait à son contrôle était la mort.
p 172
Magnano avait commencé à tisser une toile fine et très délicate de négociations et de compromis pour obtenir cette autonomie provinciale... qui seule pouvait résoudre l'impasse du Haut-Adige et éviter le scénario le plus atroce : une guerre ethnique.
... Magnano s'était persuadé que seul le dialogue, la recherche d'un compromis, la difficile mais honnête confrontation entre des positions même très différentes, sont des moyens supérieurs à toute absolument toute, forme de violence.
p183
Gerda s'arrêta sur le seuil. Les premiers clients s'installaient  autour des tables. Des couples, des hommes seuls, des personnes âgées. Les hommes déplaçaient avec une sobre galanterie les chaises pour les dames, qui s'asseyaient en admirant le panorama avec bienveillance, comme s'il était leur propriété. Le contraste entre ces gestes sereins et l'angoisse qui  l'oppressait étourdit Gerda.
p 202
Je ne suis pas redevenue croyante. Je n'ai pas brusquement retrouvé une foi dont je ne sens pas le manque, pas même grâce à un prêtre inspiré. Mais je m'unis spontanément à ceux qui m'entourent, ici dans cette chapelle si laide. Eux aussi, comme moi, des enfants de père inconnu.
p 247
Alors, Eva a quitté la main de Maria, les jeux avec Ulli les bras de Ruthi, elle se serait quitté elle-même aussi pour courir plus vite, et elle ne trébuchait jamais pour ne pas perdre stupidement du temps à se relever. Mais pendant des jours, elle courait pour rien : les portes du car s'ouvraient comme une promesse, mais ceux qui en descendaient étaient des gens inutiles qui n'étaient pas sa mère. Puis chaque fois, en automne et au printemps, durant toutes ces années, juste au moment où commençait à se former dans le coeur d'Eva un vide mélancolique, un gris qui étreignait toute pensée, voilà que sur les marches de la portière apparaissaient deux jambes longues, un visage d'une beauté toujours étonnante quoique familière, deux bras robustes qui la soulevaient et la serraient, et l'odeur, l'odeur, l'odeur, mammifère du bonheur. Gerda était revenue.
p 306
« Notre amour est plus grand que nous »
Ulli s'était mis à parler comme une boîte de chocolats.
p 310
Je ne sais pourquoi je repense au jour où je lui ai dit que je voulais partir pour l'Australie et où elle m'a répondu qu'elle allait enfin voir des kangourous, ce qu'elle souhaitait depuis toujours.
Une minute. C'était moi qui partait pour l'Australie. Pas elle.
Et nous ne sommes pas une seule et même chose..
p 354-355
Quand Ulli amena Costa pour lui faire connaître sa famille, Sigi(le frère d'Ulli) dit : ne vient pas salir la maison de notre mère avec ta merde, si tu veux te faire enculer, fais-le dans les chiottes publiques, tu es dégueulasse et ton ami encore plus, vous êtes deux…Scwutchtel, deux Wärme Bruder, deux schwule Sauen.(termes vulgaires pour dire homosexuel)
Il ne pouvait pas trouver de mots plus sales. Depuis des mois, peut-être des années, il devait les retourner dans sa bouche comme du poison, pour les lui cracher à la figure tous d'un seul coup.
Léni dit : quel est le problème, c'est une maladie qui peut se soigner, le curé m'a dit qu'il y a un médecin dans le Val Sarentina  qui sait comment faire, si tu veux on donne l'adresse aussi à ton ami, il ira sûrement volontiers, personne ne veut rester infirme et malheureux s'il existe un remède.
Sigi dit : ceux comme vous méritent qu'on leur mette la tête dans les chiottes, et il prit Costa qui était beaucoup plus frêle que lui, le traîna jusqu'au toilettes et le fit.
Ulli dit laisse-le et Sigi le laissa, mais avant il tira la chasse.
Costa dit : laisse-moi, et il repoussa l'étreinte d'Ulli qui voulait l'aider à se relever ; s'appuyant de son poing par terre, il se remit debout tout seul sans le regarder dans les yeux, les cheveux salis par l'urine.
Leni dit : je ne comprends pas pourquoi vous vous disputez pourquoi on ne peut jamais vivre en paix tous ensemble
Ulli vivait avec Costa depuis près de deux ans. La première fois que je l'avais rencontré, j'avais pensé : voilà, Ulli a trouvé son vrai frère.
p 359-364 (pour moi- Nathpasse- ce passage long est à lire absolument aux enfants uniques des familles mono-parentales aux enfants tous particuliers comme ceux qui ne veulent que manger selon leurs goûts et n’acceptent plus de découvrir d’autre nourriture, pour tous les enfants devenus adultes haineux ou difficiles dans leurs goûts sans comprendre quelquefois qu’ils veulent garder comme un culte affectif : le goût l’odeur de leur premier amour : mère, oncle, grand-mère.... ) 
À la demi-saison quand l'hôtel n'était pas plein, Gerda demandait parfois deux jours de congé à Frau Mayer pour aller voir Eva, qui attendait ses visites comme un fidèle attend un miracle : avec foi, mais sans certitude. Elle suivait l'ascension du car de Bolzano le long des virages jusqu'à son arrivée sur la place de la petite église. Ulli n'était pas là avec elle : la rencontre entre Eva et sa mère ne le regardait pas, il le savait maintenant, c'était le seul moment où il se tenait à distance. Eva se mettait près de la portière, obligeant les passagers à défiler devant elle comme devant un minuscule garde d'honneur, elle les examinait pendant qu'ils descendaient, avec mépris puisqu'ils n'étaient pas sa mère. Quand Gerda apparaissait enfin comme une vision en haut des marches, le coeur d'Eva explosait à la fois de bonheur et d'angoisse : il ne lui restait plus qu'à attendre maintenant la prochaine, mais certaine séparation.
 Ce jour-là, les freins du car soufflaient encore lamentablement alors que les passagers étaient déjà tous descendus. Personne n'était Gerda. Eva leva les yeux vers le chauffeur. Il haussa ses épaules devenues puissantes à force de tourner le volant dans tous les lacets de la montagne. Il était vraiment désolé pour elle, mais il avait un horaire à respecter ; il appuya sur un bouton et la portière se referma. Dans les vitres, Eva vit son propre reflet puis le car bleu s'en alla et elle n'eut plus en face d'elle, sur fond de glacier dans le lointain que la place de l'église. Où était en train de manœuvrer une Fiat 600 café au lait.
Une minute plus tard, Eva avait toujours l’air de la même petite fille blonde, mais ce qui est en restait n’était en réalité qu’un calque avec ses traits : à l’intérieur, le vide. Elle ne ressentait ni tristesse ni déception, tout au plus une ombre opaque de soulagement. En effet elle pouvait enfin cesser de s’inquiéter, maintenant que s’était réalisée la menace qui planait depuis toujours : sa mère ne reviendrait pas la voir, jamais plus. Aussi quand une femme sortit de la voiture, elle n’y prêta pas attention. Pas plus qu’à l’homme en uniforme noir qui s’approchait. Ce n’est que lorsque la femme s’accroupît pour la regarder droit dans les yeux, qu’elle commença à réaliser qu’il se passait quelque chose d’étrange et de merveilleux.
Aucun des hommes que Gerda avait connus ne s’était jamais comporté comme Vito.
Tandis que Gerda préparait les Schlutzkrapfen, Vito fit des mots croisés en italien avec Eva. Elle n’en avait jamais fait avant, ni en italien, ni en allemand, ni en chinois.
Tandis que Gerda servait les plats, Vito questionna Eva sur l’école ses matière préférées, sa voisine de banc.
Tandis que Gerda faisait la vaisselle, Vito rappela à Eva de se laver les dents.
Quand Gerda fut sur le point de mettre Eva dans son petit lit, Vito protesta. « Mais non, cette sisiduzza était là avant moi.»
Et Eva put rester dans le grand lit comme lorsqu’elle était seule avec sa mère. Gerda s’allongea près d’elle et Vito se coucha de l’autre côté. Elle les vit à travers ses cils deux images tremblantes et sombres comme au fond d’un verre de jus de groseilles. Vito lut à Eva les exploits de Sandokan, Yanez et les tigres de Malaisie. Gerda ne lui avait jamais lu de livre avant de dormir, encore moins en italien. Eva ne comprenait pas tous les mots de cette langue faite de sons doux et de voyelles, mais ça lui était égal. Elle les écouta allongée sans bouger, les yeux mi-clos, les poils blonds de ses avant-bras dressés sous la caresse de sa voix.
« Qu’est-ce que ça veut dire « sisiduzza » ? demanda t-elle à la fin.
–Toute petite étincelle », répondit Vito.
Et elle se pelotonna entre leurs corps cambrés comme entre les valves d’un coquillage, se sentit plus lumineuse que la perle de Labuan.
La voix de Vito la berçait et ses paupières de plus en plus lourdes se fermèrent complètement.
« Eva dort », dit sa mère.
Alors seulement Vito la souleva et la déposa délicatement dans son petit lit.
Le sommeil d’Eva était plus profond que lorsqu’elle était bébé.
Génovese avait prêté son appareil photo à Vito. Il prit beaucoup de photos pendant ces deux jours.
Gerda devant la petite église avec un chemisier bleu nuit.
Gerda assise sur un banc de bois devant le fenil.
Gerda Eva dans un champ couvert de pissenlits.
Eva en prit une. Elle avait tout de suite appris à regarder dans le viseur et à appuyer sur le bouton de l’obturateur : Vito et Gerda souriants les yeux dans les yeux, elle, les genoux pliés pour ne pas paraître plus grande.
Une autre fut prise par un passant à qui Vito passa l’appareil : Eva entre Gerda et Vito sur fond de glacier, souriants comme une famille de vacanciers.
Quand  Gerda le présenta à Maria, Sepp et toute la grande famille, Vito entra dans La Stube et dit :
« Griastenk ! » (bonjour à vous !) 
Il y avait plus d’un demi-siècle que soldats, employés, fonctionnaires et enseignants s’adressaient aux deux vieux paysans en italien, exigeant qu’ils répondent en italien, riant de leur mauvais italien. Un carabinier qui saluait en dialecte du Tyrol du Sud avec l’accent calabrais, ça non, il ne l’avaient encore jamais vu. Vito leur demanda s’ils avaient envie, ce soir-là, de goûter les artichauts qu’il avait apporté de sa région et Gerda les invita à manger chez eux, dans la chambre meublée.
Quand Eva en prit un dans sa main, il lui fit l’effet d’une fleur plus que d’un légume : un bouton énorme et dur au bout d’une tige poilue. Il suffisait de le voir pour comprendre qu’il venait d’une terre d’abondance. Dans la rude terre verticale des masi, il faut dire qu’on n’avait jamais vu de tels végétaux.Vito fit cuire les artichauts avec des fines herbes du Sud. Sepp et Maria les goûtèrent en silence, avec concentration, comme s’ils cherchaient à en découvrir le secret. Quand Vito leur proposa de se resservir ils acceptèrent tous les deux.
C’était la première fois que Gerda recevait dans sa petite chambre meublée. De vrais invités, auquels offrir à manger, avec qui avoir une conversation pendant qu’on émiette le pain sur la nappe. Et elle, une vraie maîtresse de maison, avec son homme à côté d’elle.
 Avant l’arrivée des invités. Vito avait apporté une planche qu’il voulait poser sur l’unique table de la pièce pour l’agrandir et faire de la place à tout le monde. Eva était en train de dessiner et elle n’avait pas répondu quand Gerda lui avait demandé d’enlever ses feuilles et ses crayons.
« Eva obéit à ta mère tout de suite », avait dit Vito d’une voix qui n’était pas dure, mais qui n’admettait pas de réplique.
Eva avait levé le nez de son dessin en regardant Vito, les yeux écarquillés.
Il était en train de la gronder ! Vito n’était ni le maître d’école, ni le curé, ni Sepp (qui du reste n’élevait jamais la voix avec personne), et pourtant il la grondait. Eva se leva et retira ses crayons de la table, en baissant les yeux. Elle ne voulait pas faire croire qu’elle boudait, c’était seulement pour ne pas montrer à quel point elle était heureuse.
(....)
Vito servit encore des artichauts. De la casserole découverte se dégager un parfum d’ail, de menthe, de fenouil sauvage. Cette odeur était pour Eva comme la présence de Vito.
Gerda retourna à l’hôtel après ces deux jours de congé. Il y avait en elle quelque chose que même le plongeur Elmar n’avait jamais vu. Ce n’était pas la gaieté qu’elle montrait quand elle se préparait à sortir avec Genovese, mais un bonheur paisible, comblé.
La consommation d’alcool qui avait sculpté un grand nez violacé sur la figure de vieil enfant avait empêché la carrière d’Elmar d’aller plus loin que le lavage des marmites. Il n’en voulait pas pour autant à Gerda, au contraire, il continuait à poser les yeux sur elle dès qu’il en avait l’occasion. Ce jour là en la voyant aplatir les beefsteaks sur la planche à découper avec une tendresse nouvelle, il l’examinait avec perplexité. Elle s’en aperçut, leva les yeux et lui sourit. Elmar en eut le souffle coupé. L’amour de Gerda pour Vito était si abondant qu’elle en avait de reste même pour lui, pauvre plongeur alcoolique.





p 368-370 (la mort d’Ulli, Nathpasse... j’ai mis cela comme titre sur mon papier de notes marque-pages)
comme Ulli  me manque, dans de tels moments.
La nuit où il est mort, Costa était parti depuis quelques jours seulement ; Ulli avait passé les trois premiers jours sur mon canapé, à trembler. J’avais insisté pour qu’il reste encore un peu chez moi, mais il était retourné travailler depuis une semaine. Je m’étais dit qu’être dans Marlène (petit nom donné à la dameuse : engin pour tasser la neige des pistes de ski)  et diriger sa puissance mécanique lui ferait du bien. Cette nuit là, je n’étais pas avec lui. Ça fait 20 ans que je me demande pourquoi je ne l’ai pas accompagné pour damer les pistes est-ce que j’étais avec un homme ?  me demanda-t-il
de ne pas venir ? J’exclus cette dernière éventualité, je me serais douté de quelque chose et je ne l’aurais pas laissé seul. Pourquoi n’étais-je pas avec lui ? Je n’en ai aucune idée. Je me souviens seulement que lorsque j’ai reçu ce coup de fil, j’étais dans mon lit, et sans personne.
Ulli ne voulait pas vivre à Berlin, à Londres, à Vienne comme tout le monde le lui disait. Il ne voulait pas être le fils schwul du héros qui avait donné sa vie pour lui. Il ne voulait pas être le bon fils à sa maman qui se laisse frire le cerveau par des électrochocs pendant qu’on lui montre des images porno – une thérapie certainement inventée par ce médecin du Val Sarentina, probablement pour pouvoir regarder lui-même à loisir des images de coïts homosexuels. Il ne voulait pas se marier avec une femme, arriver à faire des enfants seulement en fermant les yeux et en imaginant que c’était un homme, puis lui faire croire qu’il avait une maîtresse et fréquenter en réalité les toilettes des gares. Il voulait seulement être lui-même là où il était né, et pouvoir aimer celui qu’il aimait.
Il voulait la seule chose impossible.
Il monta avec la dameuse au sommet de la piste la plus pentue , celle des entraînements pour la Coupe du monde, 68 % de déclivité sans interruption. Les chenilles mordirent la neige tandis que le treuil de sécurité le tirait en haut. Quand il arriva au sommet, il détacha le treuil, tourna l’avant de la dameuse vers la vallée, mit les gaz et desserra le frein. Je me la suis toujours imaginée comme ça, Marlène, la dameuse qu’Ulli aimait comme un routier aime son poids-lourd, comme un cow-boy aime son cheval : elle glisse avec élégance le long de la piste, elle prend son élan, un tas de neige la fait pencher sur le côté, mais les chenilles de bonne qualité la maintiennent dans l’axe, elle descend en prenant de la vitesse le long de la piste sans égratigner la neige, elle vole et rebondit comme un petit skieur, elle s’écrase contre un arbre au bord de la piste, puis contre un autre encore, et un autre pour atterrir tout en bas de la piste.
Marlène était rouge, vigoureuse et presque impossible à stopper, tout comme le sang pompé par le muscle cardiaque. Elle déboisa une pente tout entière avant de s’arrêter. Mélèzes, sapins rouges, pins pignons, latifoliés, elle les  balaya tous comme des cure-dents.
Dans les Dolomiten, les avis de décès ont un code il faut savoir l’interpréter, surtout quand il s’agit des causes de la mort de celui qu’on pleure.
« Après une longue et pénible maladie » veut dire : cancer.
« Dans un tragique accident de la route », si la mort est survenue le vendredi ou le samedi : ivre au volant.
Quand un jeune meurt brusquement, pour éviter qu’on les confondent avec un des trop nombreux jeunes qui se pendent chaque année dans notre Heimat, sa famille explique bien la cause de la mort, qui en général est la deuxième. 
 Si la cause du décès n’est pas indiquée et s’il n’y a qu’un adverbe :(« inopinément », « soudain ») Il s’agit donc sans doute de suicide.
Pour Ulli , on mentionna : « dans un accident de travail ».
p 406 et...407-408
Le docteur Enrico Sana avait quitté sa chère ville de Cagliari après l’université et avait ouvert une pharmacie non loin de l’hôtel de Frau Mayer. 30 ans s’étaient écoulés depuis, mais il avait appris seulement à saluer en allemand, à dire « s’il vous plaît, merci, bon appétit » et quelques mots encore. Pour comprendre les noms des médicaments, il n’est pas nécessaire de connaître les langues, et pour se faire décrire les symptômes d’un mal de tête ou d’une indigestion, on peut s’aider des mains ou des expressions du visage : il n’avait jamais considéré l’ignorance de l’allemand comme un obstacle à sa profession. Ses clients non plus ne s’étaient jamais plaints. Bien au contraire, à leur manière un peu sèche, ils lui avaient toujours témoigné de la sympathie, à lui comme à sa femme, qui venait de la Barbagia et chez ces gens de peu d’effusion mais fidèles à leurs paroles, elle s’était toujours sentie chez elle. Jusqu’au jour où le docteur  Sanna reçut une convocation officielle qui lui demandait de passer un examen pour obtenir son certificat de bilinguisme.
(...)
Cependant, la pharmacie du Docteur Sanna était fermée. Gerda resta interdite : il était 16h, on était lundi, ce n’est pas Noël. Sur le rideau métallique baissé était collée une feuille pleine de timbres qui commençait par la mention :
Provinzverordnung/Arrêté provincial 
Gerda regarda autour d’elle. Sur le trottoir devant la pharmacie, s’était formée une petite foule. Des hommes âgés, de jeunes mères avec leurs bébés, des militaires du contingent. Ils avaient besoin d’aspirine, de collutoire, d’anticoagulants, d’insuline. De préservatifs, de thermomètre, d’antibiotiques, de bandes et de seringue, de poudre contre les poux, de comprimés pour les maux de gorge. De benzodiazépines pour mettre un terme à leur souffrance.
Mais le docteur Sanna n’avait pas réussi l’examen de bilinguisme et ne pouvait plus vendre à personne.
Si Gerda avait vraiment voulu, il y avait d’autres pharmacies dans les villages voisins. Mais la détermination qui l’avait conduite jusque-là avait perdu de sa vigueur. 
Donc Gerda ne mourut pas.
p 410
La seule chose à faire était de rester au sommet du Nanga Parbat avec Ulli et de descendre le moins possible à la hauteur du reste des êtres humains. À 8000 m, il fait froid, on respire mal mais au moins on plane au-dessus de la désolation et de la nostalgie. 
p 417
Ce jour là ne fut pas le pire, car chaque mort est pire que les autres pour ceux qui la pleurent, ....





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire