Sous les toits, Claude Régy attend son visiteur comme le hibou dans sa forêt. Il est là, laineux sur l’escalier qui conduit à son repaire parisien, ce nid dissimulé dans les hauteurs d’un immeuble patricien. Il vous embrasse de ses petits yeux plissés où passe souvent la lueur d’un étonnement. Comme si dans chaque chose, même la plus triviale, il y avait toujours une faille, la possibilité de l’inconnu.
Mais on entre dans sa pièce de travail, ce belvédère ordonné où il rêve depuis si longtemps, chasse l’inutile, s’harmonise en vieil enfant. Claude Régy, 93 ans, vit comme un moine taoïste. Sur une table, des livres, dont «Les Démons» de Dostoïevski qu’il relit, mais aussi un recueil de poèmes de Georg Trakl, ce jeune homme hanté qui enjambe les interdits, dans les bras de sa sœur adorée, dans l’extase des paradis artificiels, dans l’espérance d’un accomplissement. D’une apocalypse au fond qui le sauverait du désespoir.
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Le Temps: Pourquoi Georg Trakl, cet enfant déchiré de l’empire austro-hongrois?
Claude Régy: Je l’ai découvert il y a deux ans en lisant son histoire qui m’a fasciné, notamment sa passion incestueuse pour sa sœur. Je me suis plongé ensuite dans ses poèmes et j’ai eu la conviction qu’il fallait faire un spectacle sur son écriture, sur ce qu’elle souffle. Trakl a lu Arthur Rimbaud grâce à sa gouvernante, il s’inscrit dans son sillage.
– Qu’ont-ils en commun?
– Tous deux bouleversent l’interdit pour accéder à l’inconnu. Mais Georg Trakl est une contradiction vivante. Il a mûri pour cet inceste qui a illuminé toute sa vie une culpabilité conventionnelle. Il est exceptionnel parce qu’il secoue tous les tabous de la bourgeoisie, ceux qui concernent le sexe, l’alcool, les drogues. Mais il n’échappe pas à son éducation chrétienne.
– Quelles qualités doit posséder un acteur pour s’engouffrer dans cette matière?
– J’ai avec Yann Boudaud une relation particulière. Il a beaucoup joué pour moi à une époque et puis il en a eu assez. Il me trouvait trop obsessionnel. Il a changé de métier, il s’est tourné vers la maçonnerie, il a construit des maisons. Quelques années plus tard, il est revenu et ne m’a plus quitté. Ses qualités? Une puissance physique très grande, une voix particulière, une folie suffisante surtout pour affronter Trakl. Une petite folie, ce serait sans intérêt: il s’agit ici de toucher à des zones graves de l’âme.
– Que faites-vous le premier jour de répétition?
– Je ne demande pas à mes acteurs de connaître par cœur leur partition. Il faut la laisser flotter, travailler sur les égarements possibles. Le premier jour donc, nous lisons le texte à haute voix, j’apporte des commentaires, je suggère des images, mais je n’ai aucune idée de la suite. Pour aller loin, il faut être ignorant.
– N’avez-vous jamais de vision préalable du spectacle?
– J’espère bien que non. Je suis d’une école de gens qui ne savent pas. Sinon, comme explorer?
– La lumière, c’est-à-dire chez vous cette ligne de crête avant la nuit, est capitale dans vos spectacles. A quel moment la déterminez-vous?
– Elle naît d’une manière secrète, instinctive. Il est important que le son, le corps, l’ombre s’interpénètrent. L’élément essentiel à mes yeux est le texte. Et à partir de là, l’acteur et donc le public. L’ambition est de constituer une identité de l’écriture, de l’interprète et du spectateur.
– Vous dites privilégier le gros plan au théâtre. Pourquoi?
– On ne peut pas vivre certaines expériences dans des salles de mille spectateurs. Il faut préserver une intimité. D’où le rôle de la lumière. Quand j’ai monté «Ode maritime» de Pessoa avec Jean-Quentin Châtelain en 2009, je me suis aperçu que le travail de l’acteur était plus sensible s’il n’était pas éclairé. J’essaie de créer cette zone-là, impalpable, entre l’ombre et le jour. Les deux éléments se mêlent et à partir de là des images peuvent naître pour le spectateur.
– Vos acteurs ne jouent pas un rôle au sens convenu du terme. Ils sont conducteurs d’une parole, à la limite de la tonalité parfois.
– L’acteur est comme l’auteur, il est traversé. Je veux dire par là qu’il est d’abord un passeur, il s’abandonne aux forces qui l’animent. L’écrivain Peter Handke affirme que quand il se met à sa table, il ne sait pas ce qu’il va écrire. Ça devrait être la même chose pour l’interprète.
– Quelles sont les indications que vous lui donnez?
– On ne peut pas le dire. Il faut là aussi préserver le non-savoir, le non-agir, ces notions qui font partie du tao, cette philosophie qui est une des découvertes de ma vie. C’est parce qu’on est passif d’abord, immobile et silencieux, qu’une action et une parole seront possibles.
– Vous avez noué des liens forts avec d’immenses écrivains, Peter Handke, Nathalie Sarraute, Jon Fosse, Marguerite Duras. Qu’est-ce que cette dernière vous a apporté?
– C’était dans les années 1960, j’étais un inconnu et je lui ai demandé si je pouvais monter sa pièce «Les Viaducs de la Seine-et-Oise». Elle m’a dit oui et elle est venue à toutes les répétitions. Elle s’est retirée ensuite pour écrire un roman, «L’Amante anglaise». Elle m’appelle quelque temps plus tard et me dit: «Je crois qu’on peut faire du théâtre avec ça.» Ce qu’elle m’a appris ce jour-là, c’est que le théâtre, ce n’est pas une pièce, mais une écriture.
– A 18 ans, comment imaginiez-vous votre vie?
– Je ne pouvais pas penser que je ferais du théâtre. Je viens d’une famille bourgeoise protestante très conventionnelle. Mon père était officier, il voulait que je sois fonctionnaire dans l’administration coloniale. Il m’avait interdit de faire du théâtre: «Si tu tombes là-dedans, tu ne seras qu’un raté et un aigri.» J’ai donc fait du droit pour lui obéir, jusqu’au jour où un de mes camarades m’a lancé à Paris: «Pourquoi te consacrer au droit si tu ne penses qu’au théâtre?» J’ai traversé la Seine et j’ai poussé la porte du Théâtre Sarah Bernhardt alors dirigé par Charles Dullin, un maître. Son école était au dernier étage, tout en haut du bâtiment. Le soir, nous passions par le grenier pour accéder en catimini au poulailler et assister à ses spectacles.
– Avez-vous été heureux?
– Je ne crois pas au bonheur. On franchit le mur de l’impossible, sinon à quoi bon vivre. Et surtout à quoi bon faire ce genre de métier.
– Vous êtes intéressé par la science, par ce qu’écrit notamment Jean-Claude Ameisen, ce médecin et biologiste, producteur sur France Inter de l’émission «Sur les épaules de Darwin». En quoi est-ce inspirant pour vous?
– Il dit que la mort est une façon de sculpter le vivant. Parce qu’à chaque seconde, un million de cellules meurent, parce qu’elle est donc présente dans notre organisme, jusque dans la vie fœtale. De cette mixité entre la vie et la mort je me suis toujours occupé. On les dit antinomiques, or elles coexistent. Chercher dans cette direction donne beaucoup de force.
– «Rêve et folie» est-il vraiment l’acte ultime?
– Je le reprendrai sans doute avec «Intérieur» de Maeterlinck que j’ai monté en 2013 avec des acteurs japonais. Mais il n’y aura plus de création. J’ai l’impression d’être allé au bout de quelque chose et peut-être au-delà.
*«Du régal pour les vautours», Lausanne, Cinémathèque, lu à 18h30.