Catherine Hiegel : « L’immense vague
réactionnaire me fait peur »
La comédienne, sociétaire honoraire de
la Comédie-Française, metteuse en scène, inoubliable dans « La Vie est un
long fleuve tranquille », joue dans « Un Air de famille », au
théâtre de la Porte Saint-Martin.
LE MONDE | 15.01.2017 à 06h42 • Mis à
jour le 16.01.2017 à 10h39 |Propos recueillis par Sandrine Blanchard
Je ne serais pas arrivée là si…
… Si mon père ne m’avait pas obligée à devenir comédienne.
A quel âge vous en a-t-il parlé ?
A 7
ans. Dès que j’ai su lire et écrire, il a commencé à me faire travailler.
Mon père, Pierre Hiegel, était musicologue. Les jeudis après-midi, je faisais de
la radio et des disques avec lui. Dans des émissions sur la vie des grands
musiciens, je posais des questions. Sur le disque des Misérables,
je faisais Cosette ; dans Viens valser avec papa, d’André
Claveau, qui fut un tube à l’époque, je riais sur la chanson… Un jour, je
devais avoir 15-16 ans, ma mère m’a dit : « Allez,
dis-le à ton père que tu n’es pas faite pour être comédienne mais
pour être mère de famille. » Cette phrase m’a vexée et m’a
sans doute déterminée. Je me suis laissé faire par papa et j’ai suivi ses
conseils : j’ai arrêté l’école en seconde, malgré un premier prix de mathématiques.
C’est rare qu’un père dise à sa
fille : « Arrête l’école et sois comédienne. »
Avant la guerre, il
voulait être comédien. Il a toujours eu cette frustration. Il fallait
probablement que cela passe par un de ses enfants.
Vous êtes la dernière de la fratrie,
pourquoi vous ?
Parce que les deux
autres ont fait leur mauvaise tête. Il ne restait que moi. Peut-être a-t-il mis
un acharnement plus fort qu’avec mon frère et ma sœur. Peut-être aussi que
j’avais une nature différente. J’étais un peu le clown de la famille, celle qui
faisait des bêtises.
A-t-il été difficile d’arrêter
l’école ?
Non.
Cela m’a fait plaisir. Je n’aimais pas ça. Et puis c’était une façon de me singulariser.
A l’époque – nous étions avant 68 – toutes mes copines voulaient se marier ou
être coiffeuse ou maîtresse. Je n’ai jamais regretté d’avoir arrêté l’école. Je
me suis enrichie d’une façon plus libre par la lecture. J’ai toujours eu de la
chance. Cela compte dans le parcours d’un artiste.
Quel autre métier
auriez-vous pu faire ?
J’aurais
bien aimé être archéologue. Cela me fascine, je ne sais pas pourquoi.
Donc vous quittez
l’école et tout de suite vous débutez des cours de théâtre ?
Oui.
D’abord pendant un an chez Raymond Girard. Mais il m’a renvoyée. Il y avait la
même corvée chaque jour : un exercice de diction idiot avec uniquement des
mots compliqués. Je trouvais cela bête et je l’ai montré. Ensuite je suis
restée quelques mois chez Jacques Charon qui venait d’ouvrir un cours au
théâtre des Bouffes Parisiens où je jouais Fleur de cactus.
Puis je suis entrée
au Conservatoire. J’avais à peine 18 ans. Lors de ma troisième année, Jacques
Charon m’a appelée pour que je passe l’audition de la Comédie-Française.
Maurice Escande, l’administrateur de l’époque, voulait m’engager. Mais j’avais
signé au théâtre de la Michodière où je répétais Gugusse de
Marcel Achard avec Michel Serrault. Je lui ai dit que je ne pouvais pas à cause
de cette pièce. Escande m’a rappelée pour réitérer sa proposition. Je
lui ai demandé huit jours de réflexion.
Mais
pourquoi hésiter à entrer à la Comédie-Française ?
J’ai
eu la trouille. On entendait des horreurs, que c’était les Atrides. A cette
époque, je commençais à me faire une place dans le théâtre privé. J’étais la
petite rigolote, la petite Maillan. Mais face à mon hésitation, mon père m’a
insultée. Après huit jours à la campagne, je suis rentrée et j’ai dit oui à
Maurice Escande.
Au départ on vous
proposait toujours des rôles de soubrettes…
Même
dans les cours, même au Conservatoire, je n’avais pas le droit de travailler
les jeunes premières. En France, il y a des critères physiques
terriblement ennuyeux pour les femmes. Quand je suis entrée à la Comédie
française c’était bien évidemment pour jouer Toinette, Lisette,
Marinette… J’en ai souffert quand j’étais jeune. C’est comme si on me
disait : toi t’es moche.
Cela m’a passé. Je
suis très contente d’avoir été la bonne. Avec le temps, et surtout avec les rencontres,
je me suis rendu compte que ces rôles, avec leurs mystères, leurs non-dits,
comme chez Goldoni par exemple, étaient beaucoup plus riches que la jeune
première amoureuse qui, une fois qu’elle a craché sa passion, n’a plus rien à dire.
En quarante ans de
Comédie-Française, vous avez joué un nombre incalculable de pièces, dont
beaucoup de Molière. Que représente-t-il pour vous ?
Au
départ, j’ai joué des Molière assez traditionnels. La première pierre, ce fut Georges
Dandin, mis en scène par Jean-Paul Roussillon avec Robert Hirsch.
Soudain je n’étais plus dans la convention. Après, avec Jean-Luc Boutté, qui
était un immense ami, nous étions malheureux et voulions démissionner du
Français. Pierre Dux, l’administrateur, était très ennuyé. Dans les yeux de nos
camarades, on voyait qu’ils étaient très contents qu’on s’en aille parce qu’on
jouait beaucoup.
On s’est dit : « Merde !
C’est peut-être con de leur laisser la place. » On est
allé revoir Dux : « On reste mais il faut que vous
nous laissiez faire un travail de laboratoire sur Molière avec une
salle de répétition. » Dux nous répond : « Non
seulement je veux que vous le fassiez, mais je veux que vous le montiez. » On
a travaillé pendant un an sur le verbe, sur le sens, sur l’histoire de la
noblesse… On avait besoin de faire la toilette de tout ce qu’on nous enseigne
si mal. Ainsi est née l’adaptation du Misanthrope et j’ai
commencé à vraiment aimer Molière.
De toutes ces pièces
au Français, lesquelles gardez-vous en mémoire ?
La Trilogie
de la villégiature mise en scène par Giorgio Strehler, qui a changé
mon regard. Les Goldoni avec Jacques Lassalle, les rencontres avec les metteurs
en scène Joël Jouanneau, Philippe Adrien, Dario Fo, Patrice Chéreau avec Quai
ouest : ce sont de grands souvenirs. Mais aussi les escapades dans le
théâtre contemporain avec Jorge Lavelli au théâtre de l’Odéon ou de la Colline.
Vous n’avez jamais
arrêté de travailler, vous êtes une acharnée ?
Tous
les comédiens du Français sont des travailleurs acharnés. C’est une école du
travail et de la discipline. Il m’est arrivé de jouer trois pièces dans une
même journée : matinée, 18 h 30, 20 h 30. Et le
lendemain vous en répétez une autre.
Faire de la mise en
scène au théâtre, est-ce venu naturellement ?
Non,
on me l’a demandé. Ce n’est pas de la prétention de ma part. C’est même un
manque de confiance. Au fond, je m’excuse toujours d’être une femme. Pour les
rôles c’est pareil. Je n’ai jamais demandé un rôle de ma vie et je ne
n’aimerais pas le faire. J’ai toujours l’impression que je n’en ai pas le
droit.
Votre père a-t-il eu
le temps de connaître votre succès ?
J’avais
33 ans quand il est décédé. Il a eu le temps de me voir sur scène. Le
soir de sa mort, il avait regardé la captation de La Folle de Chaillot à
la télévision. On s’est téléphoné. Je lui ai dit : « Tu as
vu, j’ai joué pour toi. » Je l’ai entendu pleurer. Il était
très fier, trop fier.
Diriez-vous que vous
l’avez vengé du métier qu’il n’avait pas pu faire ?
Je
pense que je l’ai vengé. Il me manque. Bien sûr comme un père, mais aussi et
surtout pour son regard. C’était un homme très éclairé. Ma mère, c’était de l’amour.
J’aurais pu faire caca en scène elle m’aurait trouvée sublime ! Mais papa,
quand il voyait mes spectacles, ce qu’il me disait m’enrichissait.
En 1993, vous
êtes allée voir François Mitterrand pour que Jacques Lassalle reste
administrateur de la Comédie-Française. Pourquoi ce rendez-vous ?
C’est
très politique la Comédie. Nous sentions qu’il y avait des
tractations souterraines pour changer d’administrateur. On trouvait
cela injuste que Jacques – qui était en train de triompher à Avignon avec
son Don Juan – ne puisse pas avoir un second mandat. J’ai
demandé un article dans Libération, que j’ai obtenu, et un
rendez-vous chez Mitterrand, que j’ai obtenu aussi. Il y avait Jean-Luc Boutté,
Muriel Mayette, Roland Bertin, Jean-Luc Bideau et moi.
Mitterrand nous a
reçus dans son bureau. Il a écouté avec son œil malin et profond notre demande. « Malheureusement
je suis en cohabitation. Tout ce que je peux faire, si vous le voulez, c’est
faire traîner », nous explique-t-il. On lui dit non parce que ce
n’était pas dans l’intérêt de la maison d’être sans nomination. « Alors
je ne peux rien faire », conclut-t-il. On avait échoué mais on avait
tenté. Puis pendant une heure et demie nous avons discuté de poésie, de
littérature, des représentations qu’il avait vues. On était tous amoureux de
lui ! Ça manque la culture chez nos politiques aujourd’hui, ça
manque vraiment.
Comment le cinéma est-il
venu à vous ?
Pendant
longtemps, je n’ai pas eu d’agent. J’étais au théâtre, je n’en voyais pas la
nécessité. Dominique Besnehard, que je connaissais, est venu assister à
la première de Quai ouest à Nanterre parce qu’il était l’agent
de l’un des comédiens de la pièce. « Hiegel, tu es géniale »,
m’a-t-il dit. Ce n’est pas moi qui devait jouer dans La Vie est un long
fleuve tranquille, mais Christine Fersen. Elle a commencé à emmerder le
réalisateur en lui demandant de changer des phrases du scénario.
Etienne Chatiliez,
qui faisait alors son premier film, a eu la trouille et a demandé quelqu’un
d’autre à Dominique Besnehard. Un dimanche matin, on m’a fait porter le
texte. Je l’ai lu, j’ai ri, j’ai dit oui. On me parle toujours de ce film. J’en
suis à la troisième génération. Dans la rue il y a encore des gens qui me
disent gentiment : « Pardon madame, ce n’est pas vous la
salope ? » Je réponds : « Mais oui c’est
moi, bonne journée. »
Que vous a apporté le
succès de La Vie est un long fleuve tranquille ?
D’être
plus populaire. Mais je fais peu de cinéma. D’abord parce qu’il n’y a pas de
rôles de femmes vieilles. Ensuite parce que le théâtre a toujours été ma
priorité. Je n’abandonne jamais un projet de théâtre pour faire un
tournage de série télé ou de cinéma. C’est une question d’éthique.
En
décembre 2009, vous avez dû quitter la Comédie-Française…
Je
ne l’ai pas quittée, on m’a virée.
C’est une blessure
profonde ?
Je
ne m’y attendais pas. Je me suis sentie anéantie. Je venais de faire L’Avare avec
Denis Podalydès, et j’étais dans trois spectacles de l’année. Je n’ai jamais su
la raison de mon éviction. J’en déduis qu’ils ne voulaient pas d’un doyen (je
l’étais depuis un an). Tout cela est politique. Ils me trouvaient trop
proche de Muriel Mayette. C’est injuste, fort médiocre. Le jour de mon
éviction, je jouais le soir. Je ne me sentais pas bien physiquement. J’ai dit à
mon médecin que je ne voulais pas leur faire le cadeau d’avoir un malaise sur
scène. Il est venu me soutenir.
Que se dit-on dans un
tel moment ?
J’aurais
préféré m’en aller moi-même. Artistiquement, je n’ai toujours pas
compris. Finalement ce sont de très bons attachés de presse ! Le lendemain
de mon éviction, le téléphone sonnait en permanence à la maison. J’ai reçu très
vite le texte de Florian Zeller La Mère, qui m’a valu le Molière de
la comédienne. Sans du tout le vouloir, ils m’ont rendu un grand service.
Parce que je goûte à une liberté que je n’aurais pas pu connaître en restant au
Français. Maintenant je travaille dans des théâtres où je rêvais de jouer. Et
c’est moi qui décide !
Vous avez débuté dans
le boulevard, intégré la Comédie-Française et désormais vous travaillez aussi
bien dans le public que dans le privé, c’est rare en France ?
Cette
opposition entre public et privé est lamentable, nulle et typiquement
française. Un snobisme imbécile. Marcial Di Fonzo Bo, par exemple, lorsqu’il a
mis en scène pour moi La Mère, a été regardé avec mépris par ceux
du théâtre public parce qu’il allait dans le privé. Et si quelqu’un du privé va
dans le public on le regarde bizarrement aussi. Alors que ce qui compte, c’est
le niveau d’exigence. On peut faire d’énormes merdes dans le public comme dans
le privé. Heureusement, il y a des acteurs qui ont toujours fait ce
va-et-vient. Je le trouve capital. Mais nous ne sommes pas assez nombreux et
les mentalités sont difficiles à faire bouger.
Vous continuez à
travailler sans cesse. Vous n’arrêterez jamais ?
Si.
Quand la mémoire, le corps ne suivront pas. Je ne veux surtout pas jouer à
l’oreillette.
Pourquoi avoir refusé
trois fois la Légion d’honneur ?
C’est
un clin d’œil à mon père qui l’a toujours refusée. La dernière fois qu’on me
l’a proposée, on m’a dit : « La France vous le doit. » Mais
qu’est-ce que ça veut dire ? C’est un hochet imbécile. Plutôt crever.
Vous parlez souvent de la mort…
J’ai
l’âge où on commence à y penser drôlement. J’ai tout le temps peur.
Je ne suis pas croyante. La vie me passionne. J’aime parler avec les
gens. J’aurais pu être concierge. Je m’intéresse beaucoup à la politique et au monde.
Ce qui m’énerve dans la mort, c’est qu’il se passera des découvertes, des
scandales, des révolutions, peut-être la déchéance de Trump, peut être le
retour de la gauche au pouvoir et je ne serai pas au courant !
Quel regard portez-vous sur ce monde qui
nous entoure ?
Il y a une immense
vague réactionnaire qui me fait peur, même dans mon propre pays. Une parole raciste
s’est libérée, une sorte de racisme de bon aloi, qu’on peut mettre au pied du sapin. C’est
invraisemblable. On s’est tous fait « Eric Zemmouré ». C’est
insupportable. Comment se fait-il que ce monsieur ait un micro ouvert ? On
devrait l’interdire pour apologie du racisme.
Vous vous êtes toujours revendiquée de
gauche. Qu’est-ce qu’être de gauche aujourd’hui ?
Etre de gauche c’est
aimer ce qui est écrit sur les mairies : la liberté, l’égalité, la
fraternité. Je vais voter à gauche. Je l’ai toujours fait. Ce n’est pas une influence
familiale. Mon père votait De Gaulle. Peut-être est-ce parce que je suis une
femme, mais je trouve plus d’humanité et de vertu dans la gauche que la droite.
Le programme de M. Fillon me fait peur. Je n’oublierai jamais que c’est la
gauche qui a aboli la peine de mort et qui a fait le mariage pour tous. L’avortement, ok, c’était sous
Giscard. Mais grâce à une femme.
Retournez-vous à la Comédie-Française
assister à des spectacles ?
Rarement. On m’a
reproposé d’y jouer, car je reste sociétaire honoraire. J’ai refusé, je n’y
jouerai plus jamais. Mon renvoi, c’était quand même comme une petite mort.
Quarante ans, c’est comme une maison de famille. Je ne veux pas remettre les pieds dans les traces de mon
passé, dans un endroit qui va me faire mal, intimement. Il y a trop de
souvenirs. J’ai dit adieu. Comme dans une histoire d’amour, si on me fait cocue
je ne recouche pas. Fallait pas me faire cocue.
Propos recueillis par Sandrine Blanchard
« Un air de
famille », d’Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, mise en scène par Agnès
Jaoui avec Catherine Hiegel, Grégory Gadebois, Léa Drucker, Laurent Capelluto,
Jean-Baptiste Marcenac, Nina Meurisse, du 14 janvier au 29 avril, en alternance avec
« Cuisine et dépendances » au théâtre de la Porte Saint-Martin