Bong Joon-ho est un égoutier. Ses films, toujours sombres et humides, surgissent des bas-fonds du cinéma de genre, pour éclabousser le monde d’en haut de leur puissance métaphorique. Repeindre la société sud-coréenne avec des boues d’épuration : voilà la mission qui occupe le cinéaste de 49 ans depuis
Memories of Murder (2003), thriller poisseux et prodigieuse réflexion sur le bien, le mal et l’histoire récente de son pays, qui, avec ses cinq millions d’entrées sur place, lui a ouvert toutes les portes, à l’intérieur comme à l’extérieur de la péninsule.
Son dernier film,
Parasite, peut-être son meilleur, achève de placer Bong Joon-ho à la table des plus grands. Sans nappe, la table. Car le Coréen aux cheveux hirsutes et à la bouille ronde d’éternel adolescent ne fait pas dans la dentelle. Il dynamite les genres (du mélo au polar), orchestre le chaos, abolit les frontières, y compris celle du bon goût.
Entassés dans un souplex dégoulinant, les quatre membres d’une famille de prolétaires s’incrustent progressivement dans la luxueuse villa d’une famille de grands bourgeois de Séoul. Tour à tour fable sur la lutte des classes, farce horrifique, étude de moeurs, satire du capitalisme, Parasite est un film foisonnant. Un train fantôme, où le grotesque côtoie le tragique.
Après la géante bestiole amphibie jaillissant des eaux polluées de la capitale coréenne dans
The Host (2006) et l’hippo-cochon sauvage arraché à sa forêt tropicale pour être envoyé à l’abattoir dans
Okja (2017) — deux paraboles écologistes déguisées en films de monstres —, l’obsession de Bong Joon-ho pour les cloaques mérite une explication.
« J’aurais aimé pouvoir dire que j’ai été séquestré dans une cave à l’âge de 7 ans, plaisante le cinéaste avec un humour décapant. Mais non ! J’ai en revanche eu l’occasion de descendre dans les sous-sols de plusieurs gratte-ciel. Entre la pénombre, les escaliers et le bourdonnement des machines, il y règne une atmosphère que je trouve très inspirante. »
La symbolique du contraste entre un monde souterrain, sale et dissimulé aux regards, et un monde extérieur, propre, qui s’épanouit à la lumière du jour, comporte aussi une dimension politique évidente. Des deux villes haute et basse de
Metropolis(1927), de Fritz Lang, aux doublures maléfiques qui remontent à la surface pour prendre la place des familles modèles dans le récent
Us (2019), de Jordan Peele, comme dans la plupart des films de zombies, le cinéma fantastique regorge de gueux planqués sous le tapis, telle la mauvaise conscience des classes dominantes.
“Une ville enclavée et très réactionnaire, un peu comme Munich…”
« La lutte des classes n’est pas plus un problème en Corée du Sud que dans le reste du monde capitaliste, Chine comprise, poursuit Bong Joon-ho. Partout, les écarts continuent de se creuser entre les riches et pauvres. Mais je ne fais pas des films ouvertement engagés. En revanche, si le public, une fois ses émotions digérées, veut bien réfléchir au message sous-jacent, je n’y vois aucun inconvénient, au contraire. »
Né dans une famille de la classe moyenne supérieure, d’un père professeur d’art à l’université et d’une mère au foyer, Bong Joon-ho est le benjamin d’une fratrie de quatre. Il grandit à Daegu, au sud de la péninsule coréenne, « une ville enclavée et très réactionnaire, un peu comme Munich ». Gamin solitaire, introverti, il a du mal à exprimer ses sentiments au sein d’une famille où les échanges et les effusions sont presque inexistants. Il passe son temps à lire et à dessiner des BD. « Quand il m’arrivait de croiser un membre de ma famille dans la rue, je ne savais jamais comment réagir. Alors on évitait, mutuellement, de se parler. »
Bien qu’il ait la fibre artistique et une formation de graphiste, son père, qui a réalisé le lettrage de l’affiche de
La Servante, grand classique du cinéma coréen de 1960, n’a jamais encouragé son fils à devenir réalisateur.
« Un homme doit être salarié », lui répétait-il sans arrêt. Simultanément à des études de sociologie, où il acquiert son sens de l’observation des différentes strates de la société coréenne, Bong Joon-ho, se découvre une passion pour le cinéma en fréquentant le ciné-club universitaire. Il finit par braver la recommandation parentale et s’inscrit à la Korean Academy of Film Arts (Kafa).
Un jeune professeur rendu fou par un chien bruyant
En 1994, ses courts métrages de fin d’études, dont il a presque honte aujourd’hui, reflètent bien ce double cursus. Il y est déjà question de l’opposition entre cols blancs et cols bleus (White Man) et de l’élite culturelle coréenne tournée en ridicule (Incohérence). Après quelques années d’apprentissage et une poignée de scénarios écrits pour d’autres, Bong Joon-ho signe un premier long métrage, Barking Dogs Never Bite (2000), comédie noire sur un jeune professeur d’université rendu fou par un chien bruyant. Son style, tout en ruptures de ton, où la violence menace d’exploser à tout moment, avec des personnages tragi-comiques qui ne s’apitoient jamais sur leur sort, s’affirmera dès Memories of Murder.
Désormais invité dans les festivals les plus prestigieux, célébré avec le même enthousiasme dans les revues cinéphiles et la presse populaire, et — ce qui n’est pas donné à tout le monde — prophète en son pays, où
The Host et Snowpiercer (2013) ont attiré chacun dix millions de spectateurs, Bong Joon-ho peut faire ce qu’il veut : adapter une bande dessinée française de science-fiction, qui se déroule entièrement dans un train blindé et inarrêtable (
Le Transperceneige, devenu
Snowpiercer) avec un casting international (Ed Harris, Chris Evans, John Hurt, Tilda Swinton) ; créer la polémique en étant sélectionné en compétition à Cannes avec un blockbuster antispéciste produit par l’ogre Netflix
(Okja) ; refuser obstinément les propositions de Hollywood pour réaliser un film de superhéros ; faire des allers-retours entre les films cent pour cent coréens et les grosses coproductions étrangères, sans jamais renier ni son style, ni sa personnalité.
Adepte des tournages rapides et spontanés, avec peu de prises, conformes au storyboard dessiné par ses soins et montées en direct sur le plateau, comme le veut la tradition d’efficacité coréenne, Bong Joon-ho se voit avant tout comme un artisan du cinéma de genre. « Ma première vocation consiste à divertir », insiste-t-il, la modestie en bandoulière. Avant d’ajouter : « Mes films sont comme une petite pluie. Au début, on ne sent rien, mais on finit quand même par être complètement trempé. »