Il y a tout ce que je ne veux pas savoir, ce que je ne dois pas savoir, en l’acteur. Il doit porter ça, le comédien, la chose inconnue. Un mystère, une histoire qui m’échappe. J’ose le dire et de manière péremptoire, si je comprends tout de ce que le comédien joue, tout ce qu’il fait, ce qu’il dit si j’en saisis tout, c’est qu’il est nul. Une poupée ferait l’affaire. S’il ne joue que ce qu’il dit, s’il dit ce qu’il joue, s’il ne fait que ce que je vais comprendre de ce qu’il fait, alors c’est une feignasse inutile. Un pantin, une potiche pas un créateur. Les acteurs qui portent le sens sans apporter le mystère provoquent la mort des liens qui nous tiennent, aurait pu nous tenir éveillés.
p 42
« Mais faire l’impossible, oui. Produire sur scène ce qui est impossible, ce qui n’est ni connu ni possible, avoir affaire à une personne, tout entière, dévouée, offerte au monde et en pâture pour dire l’humanité tout entière, la représenter, la transcender, prendre la hauteur nécessaire pour l’élever, la surélever, et la découvrir dans ce qu’elle a d’horreur et de grâce supérieures, l’exalter au point de transformer celle celui qui ont fait l’effort de venir se coltiner ça, le travail de l’acteur ; faire l’impossible. Quelques élèves du Conservatoire, arrogants, hautains, convoquent leur prof.
« Vous êtes flou. On vous trouve flou », lui disent-ils. Le prof, blessé, s’étrangle. Il peine. Puis il répond, au bord des larmes, qu’il est flou parce qu’il n’a pas de projet, pas de chemin, pas de voie pour eux à tracer, qu’il n’a rien à leur demander, que son but ultime, unique, est de leur révéler, et à eux-mêmes, ce qu’ils ont en eux de rare, de singulier, d’irremplaçable.
Un des élèves de notre cours quand je leur ai passé (en leur lisant moi-même) cet extrait, m'a dit c'est un peu signer la démission de l'enseignement.... je parlais effectivement à des adultes....
un lien ici tellement drôle mais pas seulement avec un comédien amateur qui lui avait tout compris à ne pas vouloir tout comprendre du métier de comédien de Robert Bresson
https://www.youtube.com/watch?v=yesytGpJHpk&fbclid=IwAR0tZfgyYg9chhN9iIlAQU8x4ES-wZnnH5H3X1ILKsgR4ONZekOEJhf7Ll8&app=desktop
p 44-45
Les poils
Le vrai non plus n’a rien à voir là-dedans. Il s’agit de la vraie vie matérialisée dans l’énergie fabriquée par l’artiste–c’est son boulot–contenue dans la chose dite ou dans le geste fait sur le plateau. Pour Gilles Deleuze, « il s’agit de faire du mouvement lui-même une œuvre, sans interposition ; de substituer des signes directs à des représentations médiates ; d’inventer des vibrations, des rotations, des tournoiements, des gravitation, des danses ou des sauts qui atteignent directement l’esprit ». Mais le vrai n’a rien à faire là. La comédienne Myriam Boyer avait choisi, pour interpréter le rôle d’une prolétaires sur un plateau de théâtre privé, de se laisser pousser les poils sous les bras et de le faire savoir ostensiblement. Chemisette genre « marcel », Bras nus, poils à vue. L’énergie de l’actrice, la puissance de son jeu, la nécessité d’être sur le plateau permettait d’oublier par moments la faute de goût, la très mauvaise idée des poils. Les poils nous ramenaient sans cesse à ce choix bizarre, opter pour l’opportunité de recourir aux moyens d’une réalité sordide pour incarner davantage le personnage. Mais pour autant, le don de soi, via les poils, contredisait le travail de l’actrice en empiétant sur ma marge d’interprétation. Spectateur je consens à des invraisemblances. C’est une part de mon boulot. Après les poils, les cheveux. Choses concrètes, vraies indubitablement, organiquement vivantes, preuves réelles de la vraie vie. Le scandale de la femme, chaque soir différente, de préférence aux cheveux longs, qui se faisait raser la tête chez Rodrigo Garcia, provenait davantage du fait que la production avait participé à ce système d’exploitation d’intermittentes engagées, comme abusées, utilisées et jetées , après avoir accepté de se faire raser la tête pour obtenir un cachet. Elles ne jouaient plus, on ne jouait pas, elles montaient sur le plateau, se faisaient raser, encaissaient , repartaient. Geste poétique, politique ? Quoi qu’il en soit, un scandale de la vérité vraie exposée de manière obscène, au-devant de toute scène écrite, jouée, interprétée, sans illusion. C’était gagné, il avait atteint le but recherché, l’artiste. Pareil avec le homard que l’artiste fait cuire et manger sur scène. Tollé dans le landerneau. Une bestiole vivante qu’on fait cuire, et qu’on tue, et qu’on mange en direct. L’effet recherché était bien le scandale, au bout du compte, de la réalité réelle confrontée à l’épreuve d’un plateau où il est blasphématoire de recourir aux choses de la vraie vie et d’en faire le spectacle. Bizarrerie incohérente ou non, aussi, dans un monde surchargé de signes réels, d’images authentiques, de représentations véridiques d’émotions et de violences en tous genres et sur tous les écrans. Explosion exponentielle du spectacle du réel, tout le temps, sur tous les fronts.
p 46
Pour Jean-Loup Riviere, la neige est d’autant plus belle qu’on voit l’artifice. « Mieux l’illusion est réalisée, dit-il, plus je suis sans illusion. Le théâtre est l’endroit où on peut croire sans se faire d’illusions. »
p 47
Au cinéma, on mange des homards, on se rase la tête, on fait pleurer des nourrissons et courir des chiens. La question ne se pose pas de savoir si le homard, le nourrisson ou le chien sont consentants ou non. Le nourrisson est là, il ne joue pas, c’est un commerce organisé par l’industrie du cinéma et les parents du môme. Au théâtre cela ne se fait pas. Pour des questions pratiques, économiques, juridiques. Cela ne se fait pas ou pas trop. Surtout avant tout parce qu’on s’en fout, du nourrisson. Cela n’intéresse personne d’avoir à faire avec la vérité vraie, nue, sur le plateau, si elle n’est pas assumée pleinement par ceux dont c’est le métier. L’invention par l’artiste d’une représentation du nourrisson donc je sais, spectateur, qu’elle ne soumet pas à l’épreuve de mon regard une entité vivante non consentante, me laisse aussi en paix dans le refuge du théâtre ou l’illusion est souscrite, apte à voir le nourrisson même si il n’est qu’évoqué. C’est même pour ça que je suis là.
p 53
Le corps nu, c’est aussi un défi pour l’acteur. Il met en avant un nouveau point de focalisation, met du même coup en danger la crédibilité de ce qu’il incarne. L’individu nu prend le pas sur la figure qu’il interprète. La nudité provoque aussi en moi, spectateur, une émotion différente, organique. Un désir, une pudeur, un rejet, une curiosité étrange, un machin bizarre que je ne pense pas, pas clairement, que j’éprouve à la vue des corps nus et selon leur traitement. Une gêne, une attirance, je me positionne, ce n’est plus tout à fait au même cerveau qu’elle s’adresse, la nudité de l’acteur. Je réagis parfois en primate, en sujet désirant mis devant le fait accompli d’un Éros débarqué là, qu’on me livre sur un plateau.
p 54
À ce réel inattendu, quand les sexes des acteurs me saute au visage, d’où naît une sorte de grâce, correspond à un autre sentiment sensiblement équivalent : la peur de la mort. Quand survient enfin sur scène le danger, le risque du dérapage, de la glissade, la chute possible à venir, je suis saisi par une émotion troublante, l’envie dans ce monde faux d’une faille véritable. C’est l’irruption de la mort, conséquence directe d’une vie ainsi prouvée , soudain palpable puisqu’en péril, qui me fait me sentir vivant.
p 57 ...« fête éphémère », remplit « l’office salutaire d’un memento mori ».
« Souviens-toi que tu vas mourir. » Et comme je ne suis fait que de paradoxe, je suis là aussi pour l’oublier.
p 58
Pour oublier que je vais mourir, enfant, je me réfugie au piano. Je suis sans voix, je ne sais ni lire ni écrire, c’est trop difficile. Je me réfugie au clavier d’un vieux piano, et peu à peu j’apprends à jouer. Je compose, je pianote, je me débrouille pas mal. Je finis par écrire, construire mes historiettes, des chansonnettes, bulles d’air dans une maison où l’air passe mal.
p 60
Étudier comment les morts nous ramènent à nos états de vivants qui s’oublient, comment les deuils à faire nous imposent ce travail de revenir, bon gré mal gré, au travail de vivre.
p 77
Lagarce dit des lieux de l’art qu’ils« peuvent nous éloigner de la peur. Lorsque nous avons moins peur, nous sommes moins mauvais ».
p 79
... Cette phrase de Kafka : « écrire, c’est sauter en dehors de la rangée des assassins. » Je découvre beaucoup plus tard, que cette nécessité vitale de faire des choses, de produire encore, provient sans doute du pire, enfoui, là, qui sommeille le plus souvent et jaillit parfois.
Parce que l’espace culturel, c’est l’une des nouveautés de ce siècle plein de nouveautés, se trouve transformé depuis peu en cible potentielle. Le lieu du rassemblement, de la fête, du geste artistique subversif ou non, l’espace culturel se mue en proie possible de l’assassin suicidaire. On le dérange, on remet en cause son ordre, on l’offense, on l’humilie on le gêne. Ça lui fait mal au derche que des gens se rassemblent pour chanter, rire, regarder, être ensemble, interroger le monde, s’auto-satisfaire dans une démarche mondaine de sortie collective, ça lui fait mal partout. Que l’on danse dessine, joue, boive. Ça lui pose un problème. Il tire dans le tas et saute avec. C’est devenu possible, sans être probable ni prévisible, simplement une possibilité nouvelle, le spectateur qui se rend au théâtre et quel qu’il soit pour voir et quoi que ce soit, dans une démarche qui n’appartient qu’à lui pour un voyage qu’il fera seul avec les autres, s’inscrit déjà dans un effort contraire aux desseins de la barbarie.
...Pas le droit de contribuer à l’affaiblissement des lieux d’interrogations, de réflexions, de remises en cause des certitudes et de pensées premières, refuges à rencontres, à éveil des esprits, à « dé-certitudations », à inventions de langage et de mots nouveaux pour refaire le monde, moins laid, moins dur, moins effrayant ; pas le droit de jouer le jeu des transformations de ces lieux en espace de compromissions politiques, d’affaissements de la langue, de renoncements à la poésie, de fuite en avant vers ce qui se fait beaucoup déjà et de manière si spectaculaire : le goût du régionalisme consanguin, du repli identitaire pour gens de race blanche bien nés quelque part, le miel vénéneux de l’entre-soi culturel, l’animation distractive comme projet principal ; quand la priorité de tous devrait être d’apprendre pour y voir clair, d’écarquiller pour avancer moins dans les brouillards d’une obscurité qui ressurgit tout le temps. Ils n’ont pas le droit de cesser de valoriser la multiplicité des propositions de théâtres « qui parfois s’opposent, ils font émerger des contradictions et le dissensus », dit Olivier Neveux, sociologue, qui défend « l’autonomie de tous et de chacun ». Ils n’ont pas le droit de renoncer à la culture et aux arts, qui sont partout, qui doivent continuer à se distiller, dans le progrès civique, dans la paix sociale, dans la nécessité de la justice pour tous et dans l’éloignement des réflexes bestiaux, intolérance, vengeance ou gratuité animale de la violence, comme l’œuvre, aussi contestable soit-elle, de professionnels et de passionnés qui cherchent et trouvent d’autres outils pour dire et changer le temps présent, provoquer des fissures dans les murs pour faire passer la lumière.