vendredi 7 février 2025

« Je ne sais pas » Philippe Forest

Pour mes amis c’est bien sur très long….et pour tous ces moments où je n’arrive pas à exprimer mes sentiments à mes amis d’ici ou d’ailleurs mes chers fantômes et aussi à mes inconnus que je n’ai pas su aimer ou qui n’ont pas su passer en me regardant….. et Jacques Jean Sicard qui écrit sur le cinéma comme cet écrivain sur le temps vide extérieur nuit ou intérieur de nos jours après nos chagrins qui selon certains doivent s’effilocher s’amenuiser dont on doit faire son deuil ou dont on doit être résilients.

« Je ne sais » Philippe Forest New York le Metropolitan Museum of Art description d’un tableau de Eben Adams un roman un film tiré de ce roman sur ce peintre…
« L’action se déroule il y a un siècle. Une crise a eu lieu dont le pays n'est pas sorti. Elle l'a ruiné. Il s'en relève à peine. La misère est toujours terrible. Une nouvelle guerre se prépare sur le vieux continent. Et elle n'épargnera bientôt aucune des nations qui, de l'autre côté d'un océan, à l'abri d'une frontière, la considèrent encore de loin et comme si elle ne devait jamais les concerner. Elle ravagera le monde. Ce sont de bons sujets pour un peintre. S'il se nomme Goya. Ou bien pour Picasso. Mais je ne crois pas qu'Adams le connaisse et qu'il possède la moindre idée de ce que, trois ou quante ans plus tôt, fut Guernica. Pas plus qu'il ne sait quoi que ce soit de l'art de son temps - et peut-être, simplement, parce que de son temps, au fond, il ne sait rien. Il pose son regard mais sans les voir sur les tableaux où d'autres que lui, sans les représenter à la manière d'autrefois, expriment le chaos, le bruit et la fureur mais aussi la bouleversante beauté du présent. D'un présent auquel, sans l'avouer, il se sent indifférent.
Il n'est pas le seul dans ce cas. Il y en a eu beaucoup d'autres. Ceux à qui, semblablement, va ma sympathie.
Comme lui, ils ignoraient tout du temps où ils vécurent et de l'Histoire à laquelle, à leur manière, ils appartenaient pourtant. Écrite par d'autres, elle les a aussitôt oubliés. On n'a pas retenu leurs noms et si, passagèrement, ils y furent exposés, cela fait bien longtemps que dans les musées on a décroché des cimaises leurs tableaux. Rien ne dit qu'ils ne valaient rien. La postérité aurait pu en juger autrement. Il aurait suffi qu'elle s'intéresse à eux plutôt qu'à ceux dont elle a fait des héros et auxquels lui et les siens, ils ne ressemblaient pas.
Comme on le faisait hier et sans même concevoir qu'aujourd'hui on puisse faire autrement, lui, il peint des paysages ou bien des fleurs. Pas même un portrait. Et rien ne vit dans les tableaux qu'il fait.
De mémoire, je décris New York, Manhattan et puis Central Park. Je ne le fais pas d'après le souvenir plutôt vague et peut-être infidèle que je conserve de la cité pour avoir séjourné là-bas trois ou quatre fois. Les images que j'en donne, je les tire d'autres images. À celui qui la découvre, aucune ville ne donne davantage que celle-là, je crois, le sentiment de «déjà-vu». Quand, adolescent, j'y ai posé le pied pour la première fois, j'ai eu le sentiment immédiat que j'y étais déjà venu. Comme dans un songe, tout y paraissait à la fois étrange et familier. L' « usine à rêves» du cinéma m'en avait déjà tout montré. Les vieux films mais aussi les très récents, ceux qui à l'époque, c'était il y a presque cinquante ans, venaient tout juste de sortir sur les écrans. Le petit orchestre ambulant avec son batteur en costume noir et aux cheveux gominés auquel Martin Scorsese consacre l'une des séquences de son Taxi Driver, il jouait encore sur le pavé à deux pas de Central Park lorsque je m'y suis promené. Les passants avaient l'air des figurants qui forment la faune des fous, des drogués, le petit peuple des pauvres et des prostituées que peignent les plans de Mean Streets ou de Macadam Cowboy. Au pied des tours jumelles du World Trade Center dont personne n'imaginait alors comment elles finiraient, depuis le pont du bateau que prennent les touristes parmi lesquels je me trouvais et qui les conduit vers Ellis Island, on apercevait la plage que Marco Ferreri filme dans Rêve de singe et où il a allongé les restes du gorille gigantesque que, bien des années plus tôt, un autre cinéaste avait fait tomber du sommet de l'Empire State Building.
Tout me paraissait familier puisque je l'avais déjà vu. Mais, pour cette raison même, tout me semblait étrange. Le sentiment d'étrangeté que j'éprouvais tenait précisément à la sensation de familiarité que suscitaient en moi les scènes que je reconnaisais et sur lesquelles je portais pourtant les yeux pour la première fois, comme si un rêve souvent réel, depuis l'enfance, devenait soudain réalité. Ou bien comme si la réalité révélait tout à coup qu'elle n'avait jamais été autre chose qu'un rêve, le rêve qu'elle répétait.
Adams ne peint pas New York différemment. Après lui, je ne décris pas la ville mais les images qu'il en fait et qui, elles aussi, pour lui aussi, viennent d'autres images encore.
Les unes et les autres sont semblables à celles qui sortent de ses songes. Irréelles, intemporelles. Sur le carnet que dans ses promenades il emporte partout avec lui et sur les feuillets duquel il les dessine, sur la toile posée sur son chevalet où il les reporte dans son atelier, elles prennent perpétuellement la même apparence. La ville où il vit et qu'il a vue, dès qu'il la représente, elle se transforme en une autre. Et cette autre ville est pareille à celle que l'on a représentée avant lui. Elle a un air de gravure ancienne. Un air aussi ancien que celui de l'histoire que ces images illustrent. Le style sans âge dans lequel le roman a été écrit, la manière mécanique dont les péripéties, les descriptions et les dialogues, les réflexions alternent et s'enchaînent, non sans élégance ni habileté, font que l'on ne saurait pas vraiment dire de quand date le livre.
Il pourrait être l'œuvre d'un auteur d'aujourd'hui ou bien d'hier et même d'avant-hier. Le noir et blanc dans lequel l'histoire a été filmée, avec le contraste emphatique du clair et de l'obscur, l'éclairage artificiel dans lequel baigne chaque scène, le gros grain de la pellicule renforcent l'impression que chaque plan a été pensé à la manière d'un tableau et comme on en a coutume au théâtre depuis des siècles.

On croit créer tandis que l'on copie ou que l'on cite. Sur le papier vierge ou sur la page blanche à la superficie desquels ils apparaissent, la main dépose moins des signes nouveaux qu'elle n'accomplit le geste, le geste magique, en vertu duquel sortent du fond où elles reposaient les formes, les phrases anciennes qui y étaient enfouies et qui, à la première occasion, remontant en surface, ne demandent jamais qu'à en surgir une fois encore, une fois de plus. Pour que tout recommence à l'identique. La ville qu'il voit, Adams ne la voit qu'au miroir de ce que d'autres lui en ont montré. Et ce que j'écris à mon tour réfléchit pareillement ce qu'en dit le roman dont je parle.

Quand Adams peint New York, malgré lui, c'est un autre monde qu'il montre: le pays des Merveilles, l'île du Grand Jamais, la forêt enchantée avec ses elfes et ses fées, celle à laquelle on songe sous un ciel étoilé le long des longues nuits d'été ou bien quand, le soir tombant très tôt, le jour soudain plus court, vient en hiver l'heure des contes que l'on récite aux enfants auprès du foyer. Je ne lui donne pas tort. Loin de là. À sa manière, il représente la réalité. Il lui donne juste l'apparence d'un rêve. Un rêve d'où s'efface toute trace de la réalité. D'autant plus vrai, du coup, que la réalité, elle-même, n'est jamais qu'un rêve, un rêve que la réalité rappelle et dont elle revêt toujours l'apparence.

Dans ce monde, cet autre monde qui est le sien et qu'il peint comme il peut, Adams se sent chez lui. La réalité lui rappelle son rêve, le rêve qui l'a précédée et dont, pourtant, il ne se souvient que très vaguement. Ce songe, il le faisait enfant. Peut-être même le faisait-il déjà dans le ventre de sa mère. Ou bien encore avant. La nuit accouche du jour. Pas l'inverse. L'univers avec sa clarté toute relative fut conçu dans l'obscurité dont naquirent les êtres et les choses, une obscurité grosse de la somme de ses possibles et qui ainsi contenait déjà tout de la vie encore à venir. Il y eut un temps d'avant le temps et que répète le temps. Peut-être s'agit-il là d'une illusion. Peut-être ce temps d'avant le temps et que le temps répète n'a-t-il jamais existé ailleurs ou autrement que dans l'esprit de celui qui s'en souvient et qui l'a oublié, qui se souvient juste qu'il l'a oublié. Le présent invente le passé, il l'invente afin qu'il advienne, afin qu'il advienne dans le présent où seul ce passé possède sa place.
C'est ce monde qu'Adams peint. Il est le sien. Et pourtant il ne s'y sent chez lui que dans la mesure même où il a l'impression d'y être aussi un étranger. Cette impression, ses images la donnent. Mais sans doute est-ce le cas de toutes, de toutes les images. La réalité, elles la représentent mais jamais sans indiquer en même temps qu'elle demeure absente. De cette absence que seule la peinture rend parfois présente afin de mieux rappeler à ceux qui la regardent dans quel irrémédiable lointain le monde se situe aussi. Puisqu'il n'appartient qu'à ceux qui ont renoncé à le posséder, conscients qu'ils ne font jamais qu'y passer parmi des apparences auxquelles seul leur regard donne un tout petit peu de réalité. Car, au deuxième jour d'une seconde genèse, le jour, à son tour, accouche de la nuit. Il engendre l'obscurité, et non la lumière, afin qu'elle soit et que se manifeste ainsi la vérité qui, autrement, lui manquerait, cette vérité à laquelle il faut les ombres, les fantômes et les fables que l'on fabrique en plein jour afin d'y faire briller un peu de cette nuit qui dit le peu que nous saurons jamais de la vie.
Car ce qu'est le monde, personne ne le sait. Chacun toujours se tient devant la même énigme. Ni plus ni moins que n'importe qui, le peintre, le romancier l'ignore et il ne possède pas la moindre idée de ce qu'il signifie. »

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