SAM SHEPARD
De toi je ne suis jamais à distance
Incapable de me rappeler comment c’était, avant de te connaître. Est-ce que j’ai toujours été comme maintenant ? Je me souviens de moi paumé ; ça, c’est sûr. Errant. Passant de femme en femme, toutes plus dingues les unes que les autres. M’arrêtant quelquefois, juste le temps de comprendre que leur état de confusion était encore plus grand que le mien. C’est du moins ce qu’elles cherchaient à me suggérer. Mais je ne me rappelle pas avoir été aussi nerveux, avant, aussi chatouilleux.
Je les regardais à distance : faire leur toilette dans l’évier, à moitié raides défoncées ; peler des boules de hasch noir avec une lame de rasoir ; bouger comme des reines du ralenti. Et puis elles se transformaient en voisines du temps jadis, qui ramenaient leurs longues jambes sous elles en minaudant. Cette façon qu’elles avaient de piaffer sur leurs ballerines, avant de rejeter leurs mèches en arrière comme les chevaux balancent leur queue.
Mais de toi je ne suis jamais à distance. Chacun de tes mouvements me donne l’impression que je voyage dans ton corps. Chaque regard que tu jettes à travers la fenêtre comme si tu étais seule absolument, en train de rêver dans un autre temps. Que j’agite mes bras n’y change rien. Maintenant, tout est inversé.
15/5/95, Scottsville, Virginie.
{Balades au paradis © Editions Robert Laffont, 1997}
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