Lisez-le ce livre : Big-bang ou au moins ces extraits choisis avec attention et sans précipitation, vous pouvez me faire confiance... Les biographies sont des précipités de vie, papier calque, papier buvard, papier chaud qui entoure encore ceux qui ne sont plus là.
la Double Vie de Véronique (un film qui serait intéressant d'adapter au théâtre pour "l'inoubliable" et l'imaginaire intemporel) Écoutez sa musique.... C'est le film que je préfère au monde et aux mega planètes que nous ne connaissons pas encore. Je l'ai vu plusieurs fois me suis identifiée totalement à Irène Jacob. Et je crois que même à 65 ans, je m'identifierais encore à elle dans ce film. Krzysztof Kieslowski, était, est mon réalisateur préféré avec Visconti. C'est peut-être cela qui m'a fait acheter dans une librairie de province re-localisée dans la galerie marchande d'une grande surface, cette biographie mais pas seulement et puis, dois-je le taire, le fait qu'Irène Jacob ne tourne, ni ne joue plus beaucoup, désormais, elle aussi. Non, je n'ai pas regretté, j'ai beaucoup aimé ce livre comme quoi une projection totale à un acteur dans un rôle, dans un film, n'est pas seulement un hasard. Avec sa biographie essaimée et partielle entre le moment où elle a perdu son père et donné vie à un deuxième enfant, elle a comme recollé en moi quelques poussières d'étoiles...
https://next.liberation.fr/livres/2019/12/18/la-vie-par-les-deux-bouts_1769980
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Février 2011 |
P 31
Comme beaucoup de peintres ont commencé par peindre les membres de leur famille, j’ai toute jeune été d’abord inspirée par mes grands-parents. Ils ont été mes premiers rôles et modèles. À l’occasion d’un anniversaire, j’enfilais une chemise, une robe, un foulard. La représentation dans ce qu’elle avait de plus spontané : Vois comme je te vois, comme je te vis, comme je te devine et deviens toi. La sensation partait du ventre jusque dans mes cheveux, mon regard, mes orteils, la plante de mes pieds. J’étais devant ma grand-mère, elle me regardait, et moi, sa petite fille, je la représentais dans sa vie quotidienne, dans ses expressions favorites. Je découvrais la joie qu’elle me faisait de se reconnaître, un instant, en moi. Je réalisais que j’aimais être cet autre, que je m’y sentais bien et que j’aimais sentir l’émotion des spectateurs, indissociable de ce jeu.
P 32-33
Mon oncle Roland, par exemple, le jeune frère de mon père, était professeur de gymnastique et avait une passion pour les lettres. Il avait une mémoire extraordinaire et se récitait une dizaine de poèmes avant de s’endormir. Même dans ses périodes sombres, où il traversait régulièrement de longues dépressions, ne participait plus à aucune conversation, il récitait encore volontiers, si on le lui demandait, Hérédia, Hugo, Racine, Lautréamont et, tandis qu’ il prononçait les mots, le sens du poème le traversait, comme un rayon de lune dans la nuit, faisant briller son œil noir. Le poème avait ce pouvoir. Un accès direct à l’intimité, à la chair, à la chaleur de la peau, aux battements du cœur, à la couleur de la voix, à la respiration, à ce que nous sommes de plus spontané. Une relation à l’être dans ce qu’il a de plus profond. Apaisant les barrières de la maladie, sublimant la noirceur du chagrin.. Comme un sculpteur ferait apparaître dans un bloc d’argile, en s’étonnant lui-même, un léger papillon, Roland, dans ces années fermées et silencieuses, pouvait encore dire les mots d’un poème, et devenir un passeur sublime, un messager des contrées secrètes. Je comprenais que la poésie pouvait briser beaucoup de chaînes et libérer le diseur le temps de sa récitation, et de son enfermement.
P 42
Les hommes et les femmes de la Préhistoire faisaient-ils le lien entre une étreinte sexuelle et la surprise de voir le ventre d’une femme s’arrondir ? Et les hommes comprenaient-ils la paternité ou pensaient-ils que les femmes enfantaient seules, d’un rayon de lune, d’eau et d’étoile ?
P 50
–Oui ! Tu penses ! Ouranos était fou de Gaïa : il se couchait en permanence sur elle, comme un drap trop serré sur un lit ! Il la fécondait tout le temps mais les enfants conçus restaient prisonniers de l’étreinte ! Alors un de ses fils a séparé d’un coup de serpe–c’est une image dingue–la terre du ciel, le père de la mère !
P 57
Pourtant, toi, tu semblais libre de voyager et prêt à déménager dans un autre pays, tu parcourais le monde, l'univers même. Mais un jour que nous disposions autrement, avec maman, les meubles du salon–inversant la place du sofa et de la table des repas changeant les tableaux de place–, j'ai compris que tu avais aussi beaucoup de mal à supporter que ton cadre familier change. De retour à la maison, tu as découvert le nouvel aménagement avec une grande appréhension. Tu n'as pas pu terminer le repas, tu te sentais faible, tu as quitté la table ainsi déplacée et tu es allé t'allonger sur ton lit qui, lui, n'avait pas bougé. Nous avons vite tout remis en place pour que l'équilibre soit rétabli.
P 60
Le directeur de Chaillot est soucieux. Il fait le dos rond quand il me croise dans le vertigineux escalier du théâtre, il s'écarte légèrement quand je viens lui parler. On dirait que quelque chose d'imprévisible, moi, j'avance vers lui, comme une grosse boule de neige. C'est risqué une femme enceinte, dans une distribution, elle peut s'inviter, accoucher à tout moment ! Il n'y a aucune assurance, ce n'est pas raisonnable il espère que ça ne va pas encore lui retomber dessus, il rentre les épaules. Mais mon metteur en scène, Jean-François, ne flanche pas :
–Formidable ! Félicitations ! Tu te sens assez en forme pour jouer jusqu'en décembre à Chaillot et faire la reprise en tournée début février avec ton bébé ?
– Bien sûr, mais si j'accouche avant mon neuvième mois ? Avant décembre et la fin des représentations, tu feras quoi ?
– Eh bien, on changera le texte ! On improvisera quelque chose ! On avisera ! C'est parfait, c'est ça
les variations Darwin ! Merveilleux ! Les changements ne me font pas peur ! J'aime le risque au théâtre, la beauté et l'imprévisible ! Quelle bonne nouvelle ! « Les espèces qui survivent ne sont pas les plus fortes ni les plus intelligentes, mais celles qui s'adaptent le mieux aux changements. » comme dit M. Darwin : Adaptons-nous ! Tu vas bien ?… On commence fin août !
https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Les-Variations-Darwin/
P 74 (
passage qui me fait pleurer à chaque fois que je le lis)
Pour nous aussi, ta mort à ressemblé, papa, à une énergie lumineuse d'une grande intensité ainsi qu'un grand voile noir. Ton cœur s'est effondré en une présence invisible qui danse autour de nous et nous dévie légèrement de nos cours. Comme un vacillement que je sens dans mon équilibre, quand je pense aujourd'hui à toi et à ceux que j'ai aimés et perdus.
P 76
Car tu parlais peu de toi, ou alors comme d'un village lointain que personne vraiment ne pourrait visiter de toute façon.
P 104-105
Tu aimais dans nos conversations citer une phrase de Krzysztof Kieslowski, le tout proche réalisateur et ami avec lequel j'avais tourné
la Double Vie de Véronique et
Rouge, que tu aimais beaucoup. Il t'avait dit : « quand cela devient trop explicite, je coupe ! » Tu souriais de la franchise de cet aveu, de l'espièglerie et de la profondeur de ce que tu décelais de ce procédé. Krzysztof t'avait confié, à propos de l'étape du montage d'un film, la nécessité de couper, de ne pas tout expliquer. Ce procédé était d'abord venu d'une contrainte, celle de la censure politique de son pays à son époque, puis était devenu une volonté de réalisateur, de narrateur de laisser le spectateur libre d'interpréter son histoire et de projeter sa propre compréhension. Tu admirais beaucoup Krzysztof et le considérait comme le grand artiste qu'il était. Tu étais fier que je travaille avec lui et avais reconnu dans son cinéma l'essence même de la recherche. L'énigme n'était jamais réduite, le silence préservait l'infini des êtres. Tu lui disais que le monde quantique était également une quête sans explication exhaustive et que, quand on croyait approcher d'un but, la porte s'ouvrait à d'autres questions nouvelles. Une partie du mystère s'échappait toujours avec sa révérence.
P 107
Nous étions ensuite passé à la cafétéria et tu avais présenté Krzysztof à des physiciens polonais, dont un de tes amis, Georges Charpak, prix Nobel de physique qui avait dit :
–René vous fait visiter le CERN, parfait ! Moi quand j'écoute René, au début je comprends, ensuite.. j’aime !
P 109 (passage qui me fait pleurer à chaque fois que je le lis)
Aujourd'hui, ces longs mois d'absence, à me souvenir, à douter, à me soumettre à l'étrange habitude du deuil, à la lenteur, à la gravité. Ces années à venir sans te voir, ni te parler, à t'aimer au passé.
P 126
Charles Darwin conclut qu'il lui restait toujours le plaisir de lire des romans, mais à la seule condition qu'ils se terminent bien. Était-il déjà si tourmenté par les critiques houleuses contre ses recherches ? Miné par les accusations à son encontre ? Profondément accablé par les deuils qui touchaient sa famille ? Sa tristesse était-elle à son comble au point qu'il ne pouvait lire un chagrin de plus ?
P 130
En ce moment de métamorphose, j'interroge naturellement ce temps, à l'endroit, à l'envers, de côté, qui est tout et soudain n'est plus rien. Je me souviens de cette discussion étrange que j'avais eue avec toi, papa, à propos du temps. Tu m'affirmais que la meilleure façon de réfléchir à l'univers était d'abandonner la notion de temps, je me demandais comment l'imaginer.
(
j'imagine suite à ces pages que mon père, ma grand-mère, un ami Bruno et que mes animaux chats surtout, morts, tous, sont passés à un état quantique, c'est à dire morts et vivants à la fois. )
Tu me parlais d'Erwin Schrödinger en mangeant une soupe à l'oignon lors d'une fête de la commune qui inaugurait la construction récente d'un nouveau quartier d'immeuble, à côté de chez nous, dans un ancien bout de campagne genevoise. Le maire s'était lancé dans un trop long discours et tu me racontais qu'Erwin était un des premiers physiciens à avoir proposé une théorie quantique. Il avait imaginé une histoire de chat et de boîte pour illustrer ses intuitions. Un chat est enfermé dans une boîte, avec une fiole contenant du poison et un marteau. À tout moment, le marteau peut casser la fiole, renverser le poison et empoisonner le chat s'il le boit. Schrödinger pose la question suivante : le chat dans la boîte est-il vivant ou mort ? Et sans avoir besoin d'ouvrir la boîte, il répond : il est dans un état quantique, mort et vivant à la fois !
P 140
J'ai fait faire à ma peur de la dépression–mort de longues promenades pour la distraire, pour la tromper, pour qu'elle me laisse tranquille, je faisais des détours dans mes pensées, dans mes désirs, pour éviter de passer devant le trou et d'y tomber moi aussi. Je ne terminais pas mes phrases, les laissant en suspens, dès que je m'approchais d'un piège, m'affolant de sentir ma peur, tapie sournoisement dans sa cage obscure.
P 145
Je jouais des textes que je ne comprenais pas encore, mais dont je me saisissais dans mes cours, avec l’élan et la force de l’intuition. Je m’élançais ouvrant grand les voiles dans les rôles de Tchekhov, m’inventant une maturité que j’empruntais à l’auteur. Cherchant ma voix dans les tragédies, dans le drame, me trouvant plus à l’aise dans la comédie, ou dans le théâtre russe qui rit et qui pleure en même temps.
P 147
Je m’étonnais de la force émotive qui pouvait ainsi provoquer ma chute. Alors je promenais des petits morceaux de sucre et de chocolat dans mes poches, que je laissais fondre dans ma bouche aux premières sueurs froides dans la nuque et sifflements d’oreilles.
Cela ne faisait pas partie de nos conversations, mais j’en parlais à maman qui m’avait vivement conseillé de commencer une thérapie et m’avait donné plusieurs adresses. « Il y a un fort terrain émotionnel et plusieurs dépressions dans la famille, tu dois l’apprivoiser avec confiance, surtout avec ton métier, qui te demande d’exprimer tant de choses. »
P 153
... et mon grand-père Yvon me disait pour me rassurer : « allez, tu connaîtras d’autres peines », tandis que l’océan, devant la maison, s’approchait en dansant aux fenêtres.
J’aime encore aujourd’hui retrouver, au bord de mon océan, ce vent salé et humide qui fouette et rougit la peau. Rentrer de balade le K-Way collant et trempé, les cheveux plaqués aux joues, parler fort et enfiler deux pull-overs pour me réchauffer – et si un des pulls empruntés dans les affaires de pêche, râpe un peu, je sais qu’un chant aimant émane de cette laine rêche qui pique. Dans cette maison le contact se définissait dans une brusquerie, parfois dans une rudesse qu’il fallait traduire comme une pudeur, où se devinait une marque de tendresse. L’amour s’y exprimait avec un peu de résistance, comme une rose qui se protège, qu’il faut cueillir en s’écorchant un peu sur ses épines.
P 157 (à ses ancêtres, ceux qui sont morts)
Je vous serre dans mes bras. Nos bras, fragiles et fermes. S’il me fallait ne choisir qu’un geste, ce serait celui-là. Tenir, prendre, aimer dans ses bras.
P 164-165
Un poème accompagne ma mère depuis son adolescence. C’est « Recueillement » de Baudelaire. Récemment elle m’a demandé de le lui faire travailler, pour le présenter à son cours de diction à l’université du troisième âge. Beaucoup de verbes y sont conjugués à l’impératif. Je lui ai dit : « tu tutoies la Douleur, elle a une majuscule, comme si c’était une personne. Tu lui parles familièrement, tu la connais bien. » Ma mère l’a dit assise sur le tabouret de la cuisine, avec une voix d’enfant et d’adulte à la fois. J’étais si émue quand elle m’a demandé à la fin si elle l’avait bien articulé. Elle m’avait, du poème, ouvert les sens cachés, interprétant merveilleusement le Regret souriant, l’adresse intime et désespérée, comme une enfant triste à sa chère poupée de chiffon, une adulte qui parle à la berge de son enfance.
Sois sage, oh ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.
(...)
P 170
- Je découvre tellement de choses à vivre à 75 ans ! C’est tard, mais c’est bien...
D’autres femmes mûres sont dans le regret de la jeunesse, dans la nostalgie. Pas elle. La princesse au Bois dormant s’est réveillée. Elle croque chaque jour dans la pomme et cherche à inscrire sa vie dans ce monde palpable du vivant le seul qui soit : les émotions.
Tu vois quand je sens une émotion venir, J’arrête tout–que je soit lire, marcher, parler –et j’en profite.
P 174
Ce poème est aussi l’histoire de mes parents. Enfants, ils ont été, chacun, dans les bras d’une mère aimante, idéalisée mais déprimée. J’ai reçu en partage un peu de leur détresse. Un sourire d’enfant triste que l’on peut se transmettre, de génération en génération, et que l’on peut porter en soi comme un nuage gris dans un coin de son ciel.
P 183
–C’est quand même fou que, pendant une éclipse, il nous semble que la Terre ait une taille exactement semblable à celle de la lune, et cela à cause de la distance qui nous sépare… Je me dis que c’est tout de même extraordinaire, il y a une intelligence dans l’univers, il y a quelque chose…
À la cafétéria de la Piscine de Boulogne avec un petit enfant d’adoption qui grandit...