mardi 3 mars 2020

Le fantôme d’Azyadé

Cet été j’ai eu des regrets de n’avoir pas vu plusieurs spectacles en Avignon comme tous les ans, mais celui là particulièrement. Il y a des pages,  des oeuvres de la littérature que j’ai survolées ou oubliées en partie, mais j’en ai gardé un souvenir comme une pépite qui brille encore : Pierre Loti. -En fait il n’est qu’un monument d’une certaine nostalgie d’un empire colonial avec ses protectorats ?!
-C’est un autre Claudel mais non de la diplomatie, lui de l’armée française !? 
C’est un orientaliste, un homme épris de la sensualité, en quelques mots, il fait tout resurgir de nos sens !? Il est tel un poète monstre marin, un demi-dieu récoltant toutes les sensations : les sensuelles et les esthétiques, avec la bande son...
Et à propos du fantôme d’Aziyadé, c’est tout cela, qui est restitué dans ce spectacle, je sais c’est fini au Lucernaire, j’ai attendu la dernière, mais je suis, j’étais toujours en retard à mes rendez-vous amoureux et je vis d’ailleurs avec le seul l’unique qui a su m’attendre....au deuxième RDV...

Dans ce texte, il y a les personnages, la voix de Xavier Galais, qui re-sculpte nos rêves à partir de ces mots et pour moi, de mes souvenirs de cette ville : Stamboul, Istanbul, si présente dans le bruit des vaguelettes sur la coque du bateau pour traverser l’immense fleuve du Bosphore, on se croirait à la mer ! Qui peut connaître parfaitement cette Babylone ?
Le pêcheur d’Islande (succès de Pierre Loti), écouté et vu cet été au Festival de Saint-Céré avec ses filets dans la si belle mise en scène d’Éric Perez resurgit. 
Mais là dans ce spectacle, ce qui est réconciliant c’est que « les morts et les vivants ne s’épousent-ils pas » comme chantait Barbara. J’ai revu tous mes morts et cela vous ôte des larmes, o combien adoucies, et aussi mes amours perdues : tous les Dom Juan même s’ils sont adorés sont des traîtres ? 
Quelle relation égotiste déclenchée par le théâtre mais qui répare et réouvre vers tous les ailleurs, tous les possibles....a même la bande son de notre vie. Écouter dans la presque pénombre le bruit d’un fleuve...(moteur d’un bateau mais pas seulement) mélangée à la voix de l’acteur et aux mots de l’auteur : quel plaisir d’entrer comme encore ce nouveau monde celui de l’après mort....



Extraits de ce spectacle puisque c’était la dernière, quand je pense que j’aurais pu rater cela.
Je crois aussi que c'est un très beau texte à travailler dans un jeu extrêmement sensible dénué de tout affect humeur émotion dans un jeu désincarné au delà des sentiments habituels, du jeu dramatique théâtral avec un micro "une mise à nu"comme le faisait si singulièrement Xavier Galais pour rendre "la douleur féconde" comme écrivait Maria Casarès.

p 28 à 31 (édition les cygnes)
« D’un geste machinal, pour me découvrir comme on fait sur les tombes chrétiennes, je porte la main à mon front, puis je la laisse retomber… J’oubliais quel costume j’ai repris pour venir ici : le fez turc ne s’enlève jamais, même pas pour prier Dieu. Et je me penche sur le marbre, d’un bleu éteint. cherchant son nom parmi les inscriptions d’or que je ne sais pas déchiffrer.
Tous ces gens qui me regardent, tout ce groupe tout cet appareil presque théâtral. Il aurait fallu pouvoir venir seul.
...
–Je viendrai seul te voir pauvre petite, je passerai la matinée de demain avec toi.
...
Quand un amour a grandi et s'est élevé jusqu’à des aspirations vers d’éternelles durées, Et que nous avons pourtant pris conscience que l’avenir ne sera jamais, on a besoin de jeter les yeux en arrière, le présent paraît insuffisant, on essaye de reprendre le passé. C’est ainsi chez nous tous.
...
Seul maintenant, je chemine à cheval au milieu de ses Landes funéraire, seul sous ce ciel bas et obscur, seul aussi loin que je puisse voir, seul infiniment.
...
J’attache mon cheval aux branches d’un cyprès. Je m’approche. Un peu de vent se lève, semant sur ce pays des morts des gouttes de pluie fouettante. À l’orientation de la borne, je sais la position du corps chéri qui est enfoui sous la terre rousse, Et je m’étends doucement, et j’embrasse cette terre au-dessus de la place où doit être le visage mort.
–Tu comprends que je t’aime Asiyadé puisque j’ai fait, pour te retrouver, ce long voyage.
Je sens que nous sommes là, tout près, voisins, séparés seulement par un peu de cette terre dans laquelle on l’a couchée sans cercueil. Nos corps sont de nouveau presque réunis. Maintenant  Asiyadé est vivante. Je revois son sourire, son regard profond sur le mien, son regard des derniers jours ; j’entends sa voix, je retrouve les insaisissables choses d’elle que j’ai adorées.
Alors rien d’autre n’existe plus, ni le grand décor, ni les ambiances étranges ; il n’y a plus rien qu’elle-même. Et je pleure à chaudes larmes, comme j’avais désiré pleurer.
... 
après une partie des saluts et des applaudissements Xavier Galais s’est avancé et a dit ces derniers mots :
Dans mon enfance, je me souviens d’avoir lu l’histoire d’un fantôme qui venait timidement le soir appeler de la main les vivants. Il revint ainsi pendant des années jusqu’au moment où quelqu’un ayant osé le suivre, on comprit ce qu’il demandait et on lui donna satisfaction.
Ce rêve angoissant qui pendant tant d’années m’avait poursuivi, ce rêve d’un retour à Stamboul toujours entravé et n’aboutissant jamais, ce rêve ne m’est plus revenu depuis que j’ai accompli ce pèlerinage.
Ce rêve était sans doute l'appel du fantôme d'Asyadé, auquel j'ai répondu et qui ne se renouvelle plus.» 

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