mardi 4 mars 2008

“Le théâtre construit de l’humanité. Faudrait-il laisser ce rôle aux imams ou aux curés ?”Ariane Mnouchkine




La colère d’Ariane Mnouchkine : “Le théâtre construit de l’humanité. Faudrait-il laisser ce rôle aux imams ou aux curés ?”

Publié le vendredi 29 février 2008 à 19h12 TÉLÉRAMA | LE FIL ARTS ET SCèNES | Tags : théâtre politiques culturelles




Très remontée contre la politique culturelle du gouvernement, la directrice du Théâtre du Soleil manifestait aujourd’hui rue de Valois pour soutenir le spectacle vivant en danger. Et pour qu’on reconnaisse enfin l’utilité de l’artiste dans la cité. Fabienne Pascaud a recueilli ses impressions.


La directrice du Théâtre du Soleil, Ariane Mnouchkine, était au grand rassemblement des metteurs en scène du théâtre public mercredi 27 février au Théâtre de l’Odéon ; et à la manifestation ce vendredi après-midi, rue de Valois. Elle nous livre son point de vue, à l’heure où nombre de gens de théâtre et de danse s’insurgent contre les restrictions budgétaires et le désengagement de l’Etat, qui menacent chaque jour davantage le spectacle vivant.

Télérama : Le théâtre public français est sans doute le plus richement subventionné du monde, et le mieux réparti sur un territoire national. Ne redoutez-vous pas que vos revendications passent pour celles d’enfants gâtés éternellement insatisfaits ?

Ariane Mnouchkine : Justement, c’est souvent ce qui se passe. Dès que nous ouvrons la bouche ou prenons position, nous sommes rejetés dans une espèce de nomenclature, de privilégiature. C’est injuste à 90 %, mais on s’appuie toujours sur les 10 % restant pour nous faire passer pour des nantis. Notre public, celui qui va au théâtre, sait pourtant bien, lui, que c’est faux. Que les subventions permettent surtout que le prix des places soit à peu près abordable au plus grand nombre. Même si c’est encore trop cher pour beaucoup, qui nous demandent de plus en plus souvent aujourd’hui des tarifs réduits …
Si la subvention du Théâtre du Soleil est restée stable en 2007, et semble devoir ne pas être diminuée en 2008, pour les plus petites compagnies, pour les petites structures, pour les vocations originales naissantes, la réduction actuelle de leurs subventions de 4 à 6 % est totalement destructrice. On préserve pour l’instant les installés, mais on rejette les talents neufs. C’est redoutable pour l’avenir.

-Mais notre politique culturelle reste une des mieux dotées ?
C’est vrai que depuis le grand rêve du Conseil national de la Résistance, la France a, depuis la fin de la guerre, toujours eu un réel souci de sa culture. Et alors ? La fameuse « rupture » de monsieur Sarkozy signifierait donc de ne plus avoir ce souci-là ? Ou de faire en sorte que ce souci paraisse désormais démodé, déplacé, illégitime ?

-Nous ne pouvons plus ignorer que nous n’avons pas affaire à un gouvernement « normal », mais à un gouvernement « anormal ». Rappelez-vous le premier geste de Nicolas Sarkozy à peine élu : il a préféré saluer les représentants du CAC 40 au Fouquet’s plutôt que se précipiter place de la Concorde, où l’attendaient depuis des heures ses propres électeurs. Comment ne pas tirer leçon d’un geste si vulgaire ?

-Mais on pourrait vous rétorquer que, avec la baisse des subventions, on pourrait construire des hôpitaux, des logements sociaux...

-Il est vrai qu’on peut dire au Théâtre du Soleil qu’avec notre subvention on pourrait construire trois logements sociaux, par exemple. Et nous, avec cet argent, que construisons-nous ? Nous construisons autre chose. Nous construisons, je crois, de l’humanité. L’art sert à cela, à faire de nous des femmes plus humaines et des hommes plus humains. La culture, c’est le processus d’éducation, d’humanisation, de construction des citoyens. Faudrait-il laisser ce rôle aux curés ou aux imams ? Dans chaque chef de troupe, il y a un instituteur qui ne sommeille pas. Si on le néglige, seul le religieux ou la prétendue loi du marché éduqueront nos enfants.

-Mais comment éviter le piège du corporatisme, qui semblait planer au début du rassemblement de l’Odéon, où le public n’était pas convié ?

-Nous devons nous inscrire dans un mouvement national large. Ce qui nous arrive ne touche-t-il pas aussi d’autres secteurs, comme celui de la justice, de la santé, des universités, de la recherche ?

-Comment ?

-Il faut réussir à clarifier pour tous le rôle des artistes dans la société. Nous devons réussir à faire dire aux citoyens ce qu’ils estiment être nos droits et nos devoirs. Ce qu’ils attendent de nous. Les écouter. Et en discuter avec eux. Puis établir, rédiger une sorte de charte, un pacte à mettre en œuvre entre le public… non… pas seulement le public, entre les citoyens et nous, artistes ou artisans d’art de toutes sortes et de toutes disciplines.

-Est-ce réalisable ?

-Je ne sais pas. Je le souhaite ardemment depuis longtemps. J’aimerais pour cela que se réunissent des groupes d’hommes et de femmes de théâtre, des écrivains, des musiciens, des danseurs, des circassiens, des économistes et de nombreux simples citoyens, public ou non public. Ces derniers nous diraient quelle est, selon eux, notre utilité. Ainsi, elle ne serait pas toujours auto-proclamée par nous-mêmes.

-Ne craignez-vous pas que la mobilisation d’aujourd’hui ne fragilise encore davantage la ministre de la Culture, Christine Albanel ?

-Il ne s’agit pas d’elle, ni évidemment de réclamer sa tête. Bien que je pense que, depuis longtemps, elle aurait dû démissionner de ce gouvernement « anormal » où elle ne peut rien faire.

-Vous pouvez avoir pire après les municipales.

-Bien sûr, le pire est toujours possible, sinon probable, mais je le répète, pour nous, aujourd’hui, le mal se situe bien au-delà d’un simple ministre.

Propos recueillis par Fabienne Pascaud

A VOIR :

Après une tournée internationale, ne pas manquer la reprise - jusqu’au 20 avril à la Cartoucherie de Vincennes - des splendides “Ephémères” : la dernière saga épico-intimiste d’Ariane Mnouchkine et du Théâtre du Soleil. Tél. : 01-43-74-24-08.

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