jeudi 11 juin 2015

LECTURE DU JOURNAL D'UNE FEMME DE CHAMBRE et BOOMERANG D'ERRI DE LUCA à France-Inter : Histoire d'Irène

Un personnage peut naître des mots, de la langue, si on l'aime.... aimer ce n'est pas juger... c'est se laisser hanter par lui, il y a un peu de "l'enfant sauvage" dans chacun d'eux, voilà comment préparer un personnage lire et écrire de ses mots à la main, puis les taper quelque part dans un Doc, pour qu'il s'insinue sale gluant enivrant, dans votre sang, en un mot incarné.
"Il y a un endroit qui est très difficile à atteindre au théâtre : celui de la porosité" Zabou Breitman.
#ZabouBreitman@Boomeranginter

Mes passages préférés : 

"Et puis zut on n'a pas le temps d'être juste avec ses maitres... Et tant pis ma foi ! Il faut que les bons paient pour les mauvais."

"Alors chacune de ces créatures tassées sur leur chaise comme des paquets de linge sale, s'acharne à raconter une vilénie, un scandale, un crime... avec elles. Lâchement j'essaie de sourire avec elles, d'applaudir avec elles, mais j'éprouve quelque chose d'insurmontable, quelque chose comme un affreux dégout... Une nausée me retourne le cœur, me monte à la gorge impérieusement, m'affadit la bouche, me serre les tempes... Je voudrais m'en aller... je ne le puis... et je reste là, idiote tassée comme elles sur ma chaise, ayant les mêmes gestes qu'elles, je reste sur ma chaise, ayant les mêmes gestes qu'elles, je reste à écouter stupidement ces voix aigres qui me font l'effet d'eaux de vaisselle, glougloutant et s'égouttant par les éviers et par les plombs... je sais bien qu'il faut se défendre contre ses maîtres et je ne suis pas la dernière à le faire, je vous assure... Mais non... là... tout de même, cela passe l'imagination... Ces femmes me sont odieuses ; je les déteste, et je me dis tout bas que je n'ai rien de commun avec elles... L'éducation, le frottement avec les gens chics, l'habitude des belles choses, la lecture des romans de Paul Bourget m'ont sauvée de ces turpitudes... Ah! les jolies et amusantes rosseries des offices parisiens, elles sont loin !"

"Monsieur Biscouille laid brutal repoussant... je puis dire qu'il me donna aucun plaisir. A ce souvenir, que j'évoque avec complaisance, j'éprouve comme une grande reconnaissance... comme une grande tendresse et aussi comme un regret véritable et me dire que plus jamais je ne reverrai ce dégoûtant personnage, tel qu'il était, sur le lit de goémon;"

"Il suffit qu'on me parle doucement, il suffit qu'on me considère point comme un être en dehors des autres et en marge de la vie, comme quelque chose d'intermédiaire entre un chien et un perroquet, pour que je sois tout de suite émue... et, tout de suite, je sens revivre en moi une âme d'enfant... Toutes mes rancunes, toutes mes révoltes, je les oublie comme par miracle, et je n'éprouve plus envers les personnes qui me parlent humainement, que des sentiments d'abnégation et d'amour... Je sais aussi, par expérience, qu'il n'y a que les gens malheureux, pour mettre la souffrance des humbles de plain-pied avec la leur...  Il y a toujours de l'insolence et de la distance dans la bonté des heureux !"

Ce qu'il y a de sublime vois-tu c'est qu'il n'est point besoin d'être un savant pour les comprendre et pour les aimer... au contraire... Les savants ne les comprennent pas et, la plupart du temps ils les méprisent parce qu'ils ont trop d'orgueil... Pour aimer les vers, il suffit d'avoir une âme... une petite âme toute nue, comme une fleur... Les poètes parlent aux âmes des simples, des tristes, des malades... Et c'est en cela qu'ils sont éternels... Sais-tu bien que, lorsqu'on a de la sensibilité, on est toujours un peu poète ? Et toi-même petite Célestine souvent tu m'as dit des choses qui sont belles comme des vers..."

"Je rencontrai dans les Champs-Élysées un ancien camarade, un valet de chambre avec qui j'avais servi.....
c'était un bon garçon, gai, farceur, et qui aimait la noce.
Il prit mon bras et m'emmena chez un marchand de vins de la rue Cambon.
Sa gaieté lourde, ses plaisanteries grossières, sa vulgaire obscénité, je les sentis vivement... Elles me choquèrent point... Au contraire j'éprouvai une certaine joie canaille, une sorte de sécurité crapuleuse, comme à la reprise d'une habitude perdue...
Pour tout dire je me reconnus, je reconnus ma vie et mon âme en ces paupières fripées, en ce visage glabre, en ces lèvres rasées qui accusent le même rictus servile, le même pli de mensonge, le même goût de l'ordure passionnelle, chez le comédien, le juge et le valet."

"Un domestique ce n'est pas un être normal, un être social...
C'est quelqu'un de disparate, fabriqué de pièces et de morceaux qui ne peuvent s'ajuster l'un dans l'autre... C'est quelque chose de pire ; un monstrueux hybride humain... Il n'est plus du peuple, d'où il sort ; il n'est pas non plus, de la bourgeoisie, où il vit et où il tend... Du peuple qu'il a renié, il a perdu le sang généreux et la force naïve...
De la bourgeoisie il a gagné les vices honteux, sans avoir pu acquérir les moyens de les satisfaire... Et les sentiments vils, les lâches peurs, les criminels appétits, sans le décor, et par conséquent, sans l'excuse de la richesse. L'âme toute salie, il traverse cet honnête monde bourgeois et rien que d'avoir respiré l'odeur mortelle qui monte de ces putrides cloaques, il perd à jamais, la sécurité de son esprit et jusqu'à la forme de son moi... Au fond de tous ces souvenirs, parmi ce peuple de figures où il erre, fantôme de lui-même, il ne trouve à remuer que de l'ordure, c'est à dire de la souffrance... Il rit souvent mais son rire est souffrance... Il rit souvent mais son rire est forcé. Ce rire ne vient pas de la joie rencontrée, de l'espoir réalisé, et il garde l'amère grimace de la révolte, le pli dur et crispé du sarcasme. Rien n'est plus douloureux et laid que ce rire ; il brûle et dessèche. Mieux vaudrait peut-être que j'eusse pleuré. "

"On prétend qu'il n'y a plus d'esclavage... Ah! voilà une bonne blague, par exemple*... Et les domestiques que sont-ils donc, eux, sinon des esclaves ? Esclaves de fait, avec tout ce que l'esclavage comporte de "vileté" morale, d'inévitable corruption, de révolte engendreuse de haines. Les domestiques apprennent le vice chez leurs maîtres... Entrés purs et naïfs -il y en a- dans le métier, ils sont vite pourris, au contact des habitudes dépravantes. Le vice on ne voit que lui, on ne respire que lui, on ne touche que lui... Aussi, ils s'y façonnent de jour en jour, de minute en minute, n'ayant contre lui aucune défense, étant obligés au contraire de le servir, de le choyer, de le respecter. Et la révolte vient de ce qu'ils sont impuissants à le satisfaire et à briser toutes les entraves mises à son expansion naturelle. Ah c'est extraordinaire... On exige de nous toutes les vertus, tous les héroïsmes, et seulement les vices qui flattent la vanité des maîtres et ceux qui profitent à leur intérêt : tout cela pour du mépris et pour des gages variant entre trente cinq et quatre vingt dix francs par mois... Non, c'est trop fort... Ajoutez que nous vivons dans une lutte perpétuelle, dans une perpétuelle angoisse, entre le demi-luxe éphémère des places et la détresse des lendemains du chômage ; que nous avons la conscience des suspicions blessantes qui nous accompagnent partout, qui, partout, devant nous verrouillent les portes, cadenassent les tiroirs, ferment à triple tour les serrures, marquent les bouteilles, numérotent les petits fours et les pruneaux, et, sans cesse, glissent sur nos mains, dans nos poches, dans nos malles, la honte des regards policiers. Car il n'y a pas une porte, pas une armoire, pas un tiroir, pas une bouteille, pas un objet qui ne nous crie : "Voleuse !... voleuse!... voleuse!..." Ajoutez encore la vexation continue de cette inégalité terrible, de cette disproportion effrayante dans la destinée, qui, malgré les familiarités, les sourires, les cadeaux, met entre nos maîtresses et nous un intraversable espace un abîme, tout un monde de haines sourdes, d'envies rentrées, de vengeances futures... Disproportion rendue à chaque minute plus sensible, plus humiliante, plus ravalante par les caprices et même par les bontés d ces êtres sans justice, sans amour que sont les riches... Avez-vous réfléchi, un instant à ce que nous pouvons ressentir de haines mortelles, et légitimes, de désirs de meurtre, oui, de meurtre, lorsque pour exprimer quelque chose de bas, d'ignoble, nous entendons nos maîtres s'écrier devant nous, avec un dégoût qui nous rejette si violemment hors l'humanité : "il a une âme de domestique... C'est un sentiment de domestique..."? Alors que voulez-vous que nous devenions dans ces enfers?... Est-ce qu'elles s'imaginent vraiment que je n'aimerais pas porter de belles robes, rouler dans de belles voitures, faire la fête avec des amoureux, avoir moi aussi des domestiques ?... Elles nous parlent de dévouement de probité, de fidélité... Non mais vous vous en
feriez mourir, mes petites vaches !...
Une fois -c'était rue Cambon... en ai-je fait mon Dieu ! de ces places- les maîtres mariaient leur fille. Il y eut une grande soirée, où l'on exposa les cadeaux, des cadeaux à remplir une voiture de déménagement. Je demandai à Baptiste, le valet de chambre, en manière de rigolade...
-Eh bien, Baptiste... et vous ?... votre cadeau ?
-Mon cadeau ? fit Baptiste en haussant les épaules.
-Allons... dîtes-le !
-Un bidon de pétrole allumé sous leur lit... Le v'là, mon cadeau...
C'était chouettement répondre. Du reste, ce Baptiste était un homme épatant dans la politique.
-Et le vôtre, Célestine ?... me demanda-t-il à son tour.
-Moi ?
Je crispai mes deux mains en forme de serres, et faisant le geste de griffer, férocement, un visage : -Mes ongles... dans ses yeux! répondis-je.
Le maître d'hôtel à qui on ne demandait rien et qui, de ses doigts méticuleux, arrangeait des fleurs et des fruits dans une coupe de cristal, dit sur un ton tranquille : Moi, je me contenterais de leur asperger la gueule, à l'église, avec un flacon de bon vitriol...
Et il piqua une rose entre deux poires.
Ah oui ! les aimer !... Ce qui est extraordinaire, c'est que ces vengeances-là n'arrivent pas plus souvent. Quand je pense qu'une cuisinière, par exemple, tient, chaque jour dans ses mains, la vie de ses maîtres... une pincée d'arsenic"

On ne domine pas le néant, on n'a pas d'action sur le vide... Je ne puis non plus, sans suffoquer de rire, songer un seul instant à l'idée que ce personnage ridicule ( le capitaine Mauger) me tienne dans ses bras, et que je le caresse... Ce n'est pas même du dégoût que j'éprouve car le dégoût suppose la possibilité d'un accomplissement. Or j'ai la certitude que cet accomplissement ne peut pas être... Si par un prodige, par un miracle, il se trouvait que je tombasse dans son lit, je suis sûre que ma bouche serait toujours séparée de la sienne par un inextinguible rire. Amour ou plaisir, veulerie ou pitié, vanité ou intérêt j'ai couché avec bien des hommes... Cela me parait, du reste un acte normal,naturel , nécessaire... Je n'en ai nul remords, et il est bien rare que je n'y aie pas goûté une joie quelconque... Mais un homme d'un ridicule aussi incomparable que le capitaine, je suis sûre que cela ne peut pas physiquement arriver... Il me semble que ce serait quelque chose contre nature... quelque chose de pire que le chien de Cléclé (Clémence rencontrée retrouvée chez les soeurs de ND des trente six douleurs  : "elle porte le vice comme une plante les fleurs, comme un cerisier les cerises")... eh bien, malgré cela je suis contente... et j'en éprouve presque de l'orgueil... De si bas qu'il vienne, c'est tout de même un hommage, et cet hommage me donne davantage confiance en moi-même et en ma beauté.

À l'égard de Joseph, mes sentiments sont tout autres. Joseph a repris possession de ma pensée. Il la retient, la captive, l'obsède... Il me trouble, m'enchante et me fait peur, tour à tour. Certes, il est laid, brutalement, horriblement laid, mais quand on décompose cette laideur, elle a quelque chose de formidable qui est presque de la beauté, comme un élément. Je ne me dissimule pas la difficulté le danger de vivre mariée ou non, avec un tel homme, dont il n'est permis de tout soupçonner et dont en réalité je ne connais rien... Et c'est ce qui m'attire vers lui... avec la violence d'un vertige... Au moins celui-làest capable de beaucoup de choses dans le crime, peut-être et peut-être aussi dans le bien... Je ne sais pas que veut-il de moi?... que fera-t-il de moi ?... Serais-je l'instrument inconscient de combinaisons que j'ignore... Le jouet de ses passions féroces... M'aime-t-il seulement ?... et pourquoi m'aime-t-il ?... Pour ma gentillesse... pour mes vices... pour mon intelligence... pour ma haine des préjugés, lui qui les affiche tous?... Je ne sais pas outre cet attrait de l'inconnu et du mystère, il exerce sur moi ce charme âpre, puissant, dominateur de la force. Et ce charme -oui ce charme- agit de plus en plus sur mes nerfs, conquiert ma chair passive et soumise. Près de Joseph, mes sens bouillonnent, s'exaltent comme jamais ils ne se sont exaltés au contact d'un autre mâle. C'est en moi un désir plus violent, plus sombre, plus terrible, même que le désir qui m'emporta pourtant jusqu'au meurtre, dans mes baisers avec M. Georges... C'est autre chose que je ne puis définir exactement, qui me prend toute entière par l'esprit et par le sexe, qui me révèle des instincts que je ne connaissais pas, instincts qui dormaient en moi, à mon insu, et qu'aucun amour, aucun ébranlement de volupté n'était encore réveillés... Et je frémis de la tête aux pieds quand je me rappelle les paroles de Joseph, me disant :
-Vous êtes comme moi, Célestine... Ah ! pas de visage, bien-sûr!... Mais nos deux âmes sont pareilles, Nos deux âmes se ressemblent...



*Erri De Luca dans Boomerang ce matin sur France-Inter, à propos de son dernier livre : Histoire d'Irène, Erri De Luca "un ouvreur de conscience" mais qui sait ? sans ces précédents de lecture l'aurais-je entendu...
#ErriDeLuca @franceinter @Gallimard #migrants #HistoiredIrène

Mes personnages indispensables ou impensables....

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