mardi 12 décembre 2006
Erri de Luca : lire, une aventure éprouvée de l'homme ...
Je voudrais convaincre ce jeune adolescent qui m'a dit qu'il ne voulait pas lire que ça ne le branchait pas... Comme un peu pour se refuser, se retirer d'un vieux monde, source d'influence d'érudition et de pouvoir délégué aux bobos, aux intellos, aux cultureux en tous genres, aux vieux.
Ce presque jeune homme en revanche aime bien le cinéma, toutes sortes de cinémas et aussi les bandes dessinées, comme beaucoup, il lit les images... il les sélectionne, les critique, les analyse graphiquement cinématographiquement.... il n'est pas béat comme beaucoup les décrivent.
Qu'est-ce qui s'est donc passé entre le livre et lui ?
Je me souviens d'une réflexion d'émulation en quelque sorte, d'un ami cultivé, à sa manière... "il y a un temps pour lire et un temps pour vivre..."
Et cette affiche qu'une amie m'a offerte où l'on voit une sorte de monstre plus laid, plus gros, plus méchant qu'un Gremlins et qui bouffe un livre... et il y a écrit au dessus : " je ne lis jamais ça risquerait de me donner des idées... " Si vous passez par chez nous, elle est au dessus des chiottes, vous ne pouvez pas la manquer...
Pour la lecture, il faut laisser du temps au temps, initier peut-être sans appuyer rabâcher, comme si cela faisait partie d'un régime de santé : pas de sucre, des légumes et des livres de quoi dégouter toute une génération...
Mon temps : pour ma génération, c'était courant de nous empêcher de lire, trop c'était un risque d'oisiveté, de volupté et cela justement pouvait donner de mauvaises idées... politiques...
Et puis, tiens ! dans ce vrac, je pense à deux profs de théâtre : l'un qui reprochait aux élèves d'une voix fulgurante leur manque de culture tout en sachant partir d'eux de leur cultures à eux, leurs musiques, leur danse ou leurs textes... sans complaisance.
Et de cet autre prof, que je connais très bien pour l'assister quelquefois, lorsqu'il demande ou suscite d'un élève qui travaille le Bourgeois Gentilhomme de Molière, il lui précise en passant : "tu connais l'histoire ? parce qu'on n'est pas obligé de connaître..."
Ces deux profs sont pour moi les meilleurs accoucheurs de soi, les plus généreux soutiens d'exigence. Les en chacun, déclencheurs de désirs, d'aventures humaines, les recolleurs de porcelaine : comment retrouver le jeu, les textes, les émotions, la respiration, la gestuelle l'élégance naturelle ? à chacun la sienne.
Voilà mais si je vous entraîne sur cette piste c'est pour reparler de PROUST... "PROUST est une statue du commandeur et pourtant sa lecture est une des plus belles aventures humaines..." C'était dans une critique du Figaroscope.
A propos de lecture et de résistance au temps des blablas, je voudrais vous parler d'un auteur qui vous change oui qui vous change la vie il est italien argentin...
Erri de Luca , mon livre de découverte : Trois chevaux roman chez Gallimard
des extraits
au début les premières lignes :
"Je lis seulement des livres d'occasion.
Je les pose contre la corbeille à pain, je tourne une page d'un doigt et elle reste immobile.
Comme ça, je mâche et je lis.
Les livres neufs sont impertinents, les feuilles ne se laissent pas tourner sagement, elles résistent et il faut appuyer pour qu'elles restent à plat. Les livres d'occasion ont le dos détendu, les pages une fois lues, passent sans se soulever."
....
"Je lis des vieux livres parce que les pages tournées de nombreuses fois et marquées par les doigts ont plus de poids pour les yeux, parce que chaque exemplaire d'un livre peut appartenir à plusieurs vies. Les livres devraient rester sans surveillance dans les endroits publics pour se déplacer avec les passants qui les emporteraient un moment avec eux, puis ils devraient mourir comme eux, usés par les malheurs, contaminés, noyés en tombant d'un pont avec les suicidés, fourrés dans un poêle l'hiver, déchirés par les enfants pour en faire des petits bateeaux, bref ils devraient mourir n'importe comment sauf d'ennui et de propriété privée, condamnés à vie à l'étagère."
à son propos et à propos de la RÉSISTANCE au temps qui sait devra t'on se tourner vers l'ITALIE
Les débats de l'Obs
«Respire pour nous»
L'écrivain italien Erri de Luca, ancien militant gauchiste et ouvrier, parle de son pays, de l'alpinisme, de son amour des langues et des Ecritures saintes
Génération
Militant, ouvrier, écrivain, je suis autodidacte en tout. J'ai un dégoût de l'école. J'en suis sorti en jurant solennellement que de toute ma vie je n'aurais plus aucun maître. J'aime apprendre des langues vivantes ou mortes, découvrir des grammaires nouvelles ou d'autres alphabets. Qu'ils soient hébraïque ou cyrillique. Mais sans maître. Du point de vue politique, je n'ai eu qu'un seul maître : ma génération, celle des insurgés politiques des années 1970 en Italie. L'époque et cette génération m'ont appris à parler, à me battre et à reconnaître la valeur du « nous ». Aujourd'hui, je ne peux appliquer ce pronom à rien. Je suis resté loyal à cette génération dont beaucoup de ses membres sont aujourd'hui en exil ou en prison. La vraie noblesse que je lui reconnais, c'est de n'avoir, avec une absence absolue d'égoïsme, rien fait pour elle-même. Je ne serai jamais quitte de ce passé avec le mouvement d'extrême-gauche Lotta Continua. Je suis un homme coupé en deux, la moitié de mon histoire est toujours dans les prisons et dans les exils, où les victimes de la loi sur les repentis expient encore. Le prix a été très lourd. La défaite était sans doute inéluctable. Les repentis en ont été les instruments les plus efficaces.
J'appartiens au xxe siècle. Je suis né en 1950, mais j'ai le sentiment avec ma génération d'être aussi contemporain de la première moitié de ce siècle du fait que nous nous sommes appelés « communistes révolutionnaires ». Nous avons inventé, sans adhérer au parti officiel, un communisme imaginaire. Ce mot « communisme », c'est la première moitié du siècle qui l'avait inventé. Ce fut pour nous la possibilité de perturber le cours ordinaire des pouvoirs, de les harceler à l'usine ou dans la rue ; la fraternité de la lutte est définitive. Celle de la cordée est toujours provisoire. Une fois la corde dénouée, c'est fini.
A la surface
L'alpinisme et l'écriture sont pour moi des temps de fête. Ecrire n'a jamais été pour moi un travail. Au contraire, le temps de l'écriture est un temps que je sauve quand la journée de labeur est terminée. Grimper me procure un désert provisoire. J'aime le désert. Il me parle, mais je sais que je n'en suis pas un résident. J'aime les Ecritures saintes que j'ai traduites de l'hébreu ancien, mais n'étant pas croyant je ne suis pas, là encore, un résident des textes sacrés. J'y suis de passage. La haute montagne est aussi pour moi un désert. Elle m'attire parce qu'elle est vide de nous. Je n'escalade pas pour me rapprocher de l'infini ou d'une quelconque divinité, mais pour m'éloigner, me détacher de moi-même.
La montagne est pour moi une surface. On monte sur une surface, fût-elle verticale, on ne creuse pas. Je suis alpiniste, pas spéléologue. Quand je nage dans la mer, je ne plonge jamais. Je suis quelqu'un qui, sur la mer, la neige, les rochers ou l'Ecriture sainte, reste à la surface. Quand on escalade une paroi, on est à quatre pattes et on retrouve notre allure primitive. La tête est au ras du sol. Elle n'a plus la même importance. Quand on est debout, la tête domine tout.
L'escalade est une fête parce que personne ne vous envoie en haute montagne. Chacun est un envoyé de soi-même. C'est un monde gratuit. Le contraire du monde du travail. C'est l'endroit où je préfère gaspiller mes forces jusqu'à la quasi-extinction de mes ressources physiques. L'escalade, c'est la vidange totale des énergies afin qu'elles se reproduisent ensuite en soi. Le travail d'ouvrier ou de manoeuvre, c'est le gaspillage d'une énergie vendue. Il faut apprendre à l'économiser pour pouvoir retravailler le lendemain. C'est une école de la résistance et de la discipline. Quand on fait un mouvement maladroit, on gaspille de l'énergie. En revanche, si le mouvement de faux ou de pioche est fait avec style, on l'économise. L'élégance, la beauté du geste, c'est la combinaison du minimum d'effort et du maximum d'efficacité. La beauté du geste est le résultat de l'intelligence physique, ce n'est pas une coquetterie du corps. Tout ce que j'ai appris, je l'ai appris avec mon corps. Je suis ni cérébral nispéculatif. C'est pour cela que je reste à la surface. Les profondeurs, ce n'est pas mon monde.
Les voix
L'ouïe a toujours été pour moi le sens le plus important. Je vois avec mes oreilles. Quand on raconte une histoire à un enfant, il la voit. Dans mon enfance, j'avais toujours l'oreille collée aux murs et aux portes. Je voulais apprendre les histoires des autres. «L'ouïe, c'est un puits», dit David dans un psaume. Mon oreille est un puits. Les mots des autres y sont gardés. Dans le Nouveau Testament, personne ne prend de notes. Les voix y sont pourtant comme imprimées. Je lis et traduis à haute voix les textes sacrés. Quand j'écris, je bouge les lèvres. J'ai besoin d'entendre les voix, sinon ce que j'écris sonne faux. J'écris pour être fidèle aux voix que j'entends. Si je les trahis, la page est morte.
En mai 1999, je suis allé à Belgrade pendant que l'Italie et les alliés bombardaient la ville. J'écumais de rage et n'ai pu trouver la paix que sous les bombes lancées par mon pays. Le son des sirènes d'alerte, je l'ai reconnu. Je l'avais déjà entendu, enfant, dans les récits de ma mère. Les bombardements aériens sur les villes ont été la bande sonore du xxe siècle.
Les absents
J'écris pour donner une autre chance au passé. Je n'invente pas des histoires puisque ce sont les miennes. En ce sens, je suis un écrivain limité. Donner une seconde chance au passé, ce n'est pas changer l'histoire, c'est offrir aux personnages qui sont pour moi des personnes aimées une nouvelle possibilité de se rencontrer. Ma page devient leur lieu de rencontre. Le passé s'invite toujours chez moi et devient au moment de l'écriture mon présent. J'oublie beaucoup mais, quand apparaît grâce à une étincelle de mémoire une personne absente et aimée, je fais tout pour la garder. Je n'ai pas un bon rapport avec les morts. Je ne parviens à m'habituer à aucune absence, celle d'un mort ou d'un ami prisonnier. Je fais en écrivant de la résistance. Je refuse de signer un armistice. C'est ainsi que j'ai la possibilité de réécouter leurs voix.
Je suis l'héritier des désirs de mon père. J'ai hérité de ses dettes et de ses frustrations. Il écrivait des livres impubliables. Mais à Naples, ma chambre d'enfant était dans sa bibliothèque. Il m'a transmis son désir des livres. Alors qu'il était mourant et aveugle, j'ai pu lui remettre mon premier livre publié. C'était plus important pour lui que pour moi.
Haute montagne
Une grande partie de l'Ecriture sainte est alpiniste. L'arche de Noé se pose sur le mont Ararat, Moïse disparaît sur le mont Nébo après qu'il était monté sur le Sinaï recevoir les tables de la Loi. Moi, j'escalade des montagnes en sachant qu'il n'y a personne et pas de rendez-vous avec un Dieu. En haute montagne, les pensées sont à court d'oxygène et les mots sont rares. Il ne faut pas les gaspiller. Accroché à une paroi, toutes nos paroles sont de toute façon dispersées par le vent. Là-haut, tous les mots ne peuvent être que nécessaires. J'écris des petits livres car je sais que je suis l'hôte du lecteur et de son temps. Par politesse, je dois faire court. Quand quelqu'un me dit : «J'aurais aimé en lire plus», je considère cela comme un merveilleux compliment. Il faut quitter la table avant d'en être chassé. Je suis un invité. En haute montagne, je ne suis jamais un propriétaire. Uniquement un passant dans ces lieux inhabitables et inhabités. C'est pour cela que je ne plante jamais de pitons dans la roche. J'aime emprunter les pitons des autres, pas ajouter les miens. C'est ce que fait aussi mon écriture, qui suit les traces de bouts de vies passées, sans en inventer une nouvelle.
En montagne, je m'aperçois que la beauté du monde n'est pas décorative mais la raison même de la vie. La vie n'existe que par sa force de beauté. Il ne faut surtout pas exploiter cette beauté, ce serait un travail de mort. J'aime l'idée qu'il y a une poussée irrésistible qui va du bas vers le haut et qui contredit les lois de la gravité. Les plantes, le moindre brin d'herbe ont une poussée verticale. Les marées, les vents ascensionnels montent. L'escalade obéit à cette loi de la nature. Le peuple de Babel qui a voulu inventer une montagne pour rejoindre le ciel a été châtié et dispersé. On ne peut inventer une montagne. On ne peut qu'obéir à sa surface, jusqu'au sommet. La haute montagne vous démasque. Là-haut, c'est l'épreuve de vérité. Chacun s'y révèle dans son propre dénuement. On ne peut rien cacher. Parfois, des amis prisonniers politiques me demandent avant une expédition himalayenne «Respire pour nous.» Je comprends leur demande, mais je ne peux y répondre. Pourtant, le verbe « demander » est au coeur de la vie. Il faut oser demander. Moi, je n'ose pas. Mon père était un maître des questions. Il était si curieux du monde et des gens. Je l'admirais pour cela. Admirer pour moi, c'est savoir ce dont je ne suis pas capable. L'admiration crée une distance infranchissable. C'est ce qui en fait un si beau sentiment.
L'Italie
J'appartiens de moins en moins à l'Italie. Je n'appartiens qu'à la langue italienne. Ce sont les Italiens qui ont produit Berlusconi, pas le contraire. N'ont-ils pas élu l'homme le plus riche du pays, pour lui préférer ensuite, de justesse, un professeur d'économie. C'est toujours la même idolâtrie de l'économie. Je n'attache pas trop d'importance à mon pays. Il n'est dangereux que pour nous. Nous ne risquons plus de nuire au monde, comme dans les années 1930, en inventant le fascisme en Europe. Cela me rassure que nous soyons insignifiants, ce qui veut dire inoffensifs. Même si en gardant encore des troupes en Irak nous affichons toujours une ridicule volonté de puissance qui me couvre de honte.
Les trois livres à emporter sur l'île déserte
Les Ecritures saintes échappent au domaine de la littérature. J'emporterai donc « Don Quichotte » et deux recueils de poésie du xxe siècle, mon siècle, dont sans doute un d'Anna Akhmatova.
Né en 1950 à Naples, Erri De Luca fut un des dirigeants de Lotta Continua, puis ouvrier maçon. Il fait paraître son premier livre
à l’âge de 40 ans et est l’auteur de nombreux livres dont « Montedidio » (prix Femina étranger 2002).
Il publie ce mois-ci quatre livres chez Gallimard : « Sur la trace de Nives », « Comme une langue au palais », « Au nom de la mère » et « le Chanteur muet des rues » (avec François-Marie Banier).
Gilles Anquetil
Le Nouvel Observateur
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