dimanche 23 novembre 2008

Masculin-Féminin au THÉÂTRE : articles de Muriel Mayette et de Jean-Michel Rabeux : égalité, pouvoir, rôles masculin-féminin, trans...

Chers élèves, apprentis comédiens, amateurs professionnels, voilà de quoi lire sur les questions qui se posent ou qui ne se posent plus lorsque nous vous donnons des rôles soit féminins-masculins soit masculins-féminins, à vous "Ô frères humains..."

Articles de la Revue du Théâtre de Strasbourg : OutreScène


LE RETOUR AU DÉSERT
de Bernard-Marie Koltès
mise en scène Muriel Mayette

avec Catherine Ferran, Dominique Constanza, Martine Chevallier, Catherine Sauval, Catherine Hiegel, Michel Favory, Bruno Raffaelli, Alain Lenglet, Michel Vuillermoz, Julie Sicard, Bakary Sangaré, Gregory Gadebois, Thomas Blanchard, Pierre Louis-Calixte, Imer Kutllovci

Comédie-Française / Paris
13 Février 2007

Le théâtre a t-il un genre ?

Mai 2007
Extrait du texte long (ci-dessous) soit, mais si féminin-masculin :
"
Ce qui serait intéressant, ce serait que des femmes se mettent aujourd'hui à jouer des rôles d'hommes puisque pendant longtemps des hommes ont joué des rôles de femmes."


Laurent Muhleisen - Dans ton parcours d'actrice, as-tu le souvenir d'avoir été confrontée à des stéréotypes de la féminité ? As-tu travaillé avec des metteurs en scène - ou des metteuses en scène - qui proposaient une vision de la femme avec laquelle tu n'étais pas d'accord ?

Muriel Mayette - Je pourrais répondre en te parlant de la question de la nudité. Au théâtre, c'est un problème en soi, la nudité et sa pertinence. Dès lors qu'elle n'est pas nécessaire, elle transforme le regard du spectateur en regard de voyeur. Il n'y a plus de dimension poétique du personnage, et la sexualité de l'actrice prend le dessus. On déshabille plus facilement des femmes que des hommes, et quand on déshabille des hommes, c'est souvent dans des spectacles où les femmes apparaissent peu ou pas du tout. Quand il y a nudité sur le plateau et qu'elle n'est pas absolument nécessaire, on est réduit à ne représenter que son propre sexe, on n'a plus aucune possibilité de mettre une distance poétique entre son instrument et soi-même. Cela m'est arrivé une fois dans une pièce d'Osborne ; c'était une scène de lit et je jouais une prostituée : pourtant je ne trouvais pas la nudité nécessaire - parce que jouer « une prostituée», cela ne veut rien dire. J'ai donc refusé d'être entièrement nue.
Je pense que la plupart des metteurs en scène sont, comme tout le monde, conditionnés par des stéréotypes. Sur scène je m'occupe davantage de mon propre rapport avec le texte, avec la pensée que je dois exprimer, que de la notion de personnage. Bien sûr, quand on travaille avec un metteur en scène comme Matthias Langhoff, tous les cadres explosent, on n'a jamais l'impression d'être enfermé, limité. De toute façon, je n'ai jamais accepté une chose que je ne voulais pas faire. Je n'ai jamais été en désaccord avec moi-même. La seule fois où cela m'est arrivé, j'ai refusé le rôle.

L. M. - Dans ta vie, y a-t-il des femmes ou des hommes auxquels tu as voulu ressembler ?

M. M. - Non, je n'ai jamais vraiment voulu ressembler à personne, mais je peux dire que mon admiration est beaucoup plus spontanée pour les actrices que pour les acteurs. Elles sont parfois plus mystérieuses et je ne comprends pas du tout comment elles font. Je trouve que les grandes actrices parviennent à tout réunir, un mystère et en même temps quelque chose de concret, une dimension, une puissance de vie qui en général, chez les hommes, est plus «étroite». Pour moi, chez certaines actrices -et je précise qu'il y en a peu- il y a beaucoup plus de liberté, et cela me séduit.

L. M. - Mais penses-tu que cela est lié à leur féminité ? Les hommes sont-ils restreints par leur masculinité ? Un acteur masculin qui aurait une grande part de féminité en lui a-t-il plus de mystère ? Une actrice plutôt masculine en a-t-elle moins ?

M. M. - Je pense que cette question est liée au genre. Je ne crois pas que cela dépende du degré de féminité ou de masculinité. Certaines actrices très «masculines» apportent une dimension très impressionnante à leur rôle (qu'elles jouent une femme ou un homme). Les comédiennes que j'admire ont, je crois, davantage de capacité que les hommes à dévoiler, à raconter tous les aspects de ce qui les compose : la mère autant que l'amante, que la fille et que la femme. Cela, c'est une question de sexe, un homme ne peut pas le faire.

L. M. - Tu penses donc qu'on n'apprend pas aux petites filles à se comporter en petites filles, que le genre est lié au sexe, qu'il n'est pas une construction politique ?

M. M. - Absolument, c'est une question de sexe. Bien sûr, la société nous impose tout un tas de choses, les filles jouent avec des poupées et les garçons avec des camions. Bien sûr, on a des images dans les yeux, mais on voit bien par exemple que lorsqu'une femme a eu un enfant, elle est très différente, et cette différence-là n'est pas du tout la même chez un homme qui vient de devenir père. Chez une artiste, cette différence multiplie la variété de ses réponses poétiques puisque pour un acteur son instrument est lui-même. On est toujours l'acteur de la personne que l'on est.

L. M. - Tu mets en scène Le Retour au désert, pièce dont l'un des thèmes est le rapport d'une sœur et d'un frère. Être une femme infléchit-elle ta façon de mettre en scène cette femme et cet homme ? Te sens-tu plus solidaire de Mathilde que d'Adrien ?

M. M. - Forcément, mais je ne m'en rends pas compte, je ne le fais pas sciemment. Mettre en scène, c'est lire, essayer d'entrer dans la pensée d'un auteur, essayer de la décrypter, de la comprendre, et il faut également mettre en scène ce qu'on ne comprend pas. Je lis cette pièce à travers ma propre expérience. Il y a une dimension très importante dans les pièces de Koltès, c'est qu'il ne juge jamais ses personnages. On peut donc dire de Mathilde, par exemple, que c'est une mauvaise mère parce qu'elle ne s'occupe pas de ses enfants, mais on peut dire aussi que sa manière de les abandonner les rend libres : c'est aussi négatif que positif, et je pense que mon expérience de femme me fait voir cela de façon plus positive. Et sans doute suis-je un peu plus sévère avec Adrien ? J'essaie cependant de regarder ces personnages sans les juger, ils reproduisent ce qu'ils ont vécu.

L. M. - Les hommes, comment les jugerais-tu dans cette pièce?

M. M. - Ils sont beaucoup plus fragiles. Les acteurs avec lesquels je travaille pour cette production ont tendance à vouloir les rendre bien meilleurs qu'ils ne le sont. Or je ne crois pas qu'ils ont besoin d'être plus gentils, car en réalité ils ne sont pas nés méchants, c'est juste qu'ils ont été construits comme cela, ils ont les défauts d'une bourgeoisie machiste, sont sans scrupules, tueurs, mais je ne les juge pas ; ils sont juste plus fragiles, ils ont besoin de murs qui les protègent. Mathilde, elle, a été humiliée, elle a souffert, elle a été tondue et elle s'est enfuie avec ses deux enfants, elle affronte de plein fouet la violence de son frère et des hommes, sa mère et sa meilleure amie sont mortes - Adrien parle là de tradition, il dit qu'il faut respecter la tradition, et celle-ci veut que dans cette famille les femmes meurent brutalement sans qu'on sache très bien comment. Confrontée à cette violence, Mathilde développe une très grande résistance, une soif de vivre, une gourmandise immenses, elle est donc plus forte que son frère, et elle le sent. Le fait que moi je sois une femme me fait davantage ressentir cela. Adrien, lui, préfère imaginer son fils déjà mort parce qu'il va aller au service militaire en Algérie, je crois qu'il a tellement peur de souffrir, qu'il s'inquiète tellement de l'avenir de son fils qu'il aurait voulu protéger de tout, ce qui est impossible, qu'il préfère le voir mort pour que la douleur ne le surprenne pas. Il imagine le pire pour être débarrassé d'un sentiment d'amour, il n'a pas la force de s'inquiéter, c'est une immense fragilité.

L. M. - Penses-tu qu'aujourd'hui encore il est plus difficile pour une femme d'occuper un poste à haute responsabilité et de s'y maintenir?

M. M. - Depuis que j'occupe le poste d'administrateur général de la Comédie-Française, je comprends beaucoup mieux ce qu'est le machisme. Je ne pensais pas, sincèrement, qu'on en était encore là, à ce point. En tant que comédienne, je n'ai jamais eu vraiment rendez-vous avec le machisme, je décelais parfois certaines formes de perversité - de la part de metteurs en scène essayant d'exercer une certaine forme de domination sur l'acteur, ou parce qu'au fond ils considèrent la femme comme le « deuxième sexe» ... Bon, il y a des imbéciles partout, mais moi je ne me laissais pas faire. Dans le théâtre en France il va de soi qu'il y ait des femmes comédiennes. Pourtant les rôles de femmes sont parfois mineurs dans le théâtre classique, et dans le théâtre contemporain non plus, il n'y a pas tant de rôles de femmes intéressants que cela. Koltès, lui, a écrit des rôles de femme sublimes, mais il ne représente pas un courant majoritaire. Cela m'étonne toujours. Pourquoi en est-on encore là ? Pourquoi les grandes figures humaines, les grands traits de caractère, sont-ils toujours représentés par des hommes? …
J'ai fait un détour, mais pour répondre à ta question, je découvre en ce moment non seulement quelles sont les conséquences de mes responsabilités, mais aussi que la plupart du temps, elles sont lues à travers un machisme absolument incroyable. Le fait que je sois une femme à ce poste complique vraiment le regard des gens que j'ai en face de moi, et en gêne beaucoup. Ce n'est pas seulement le fait que je sois une actrice nommée à un tel poste. Jusqu'à présent ces postes étaient « réservés », ils revenaient à des gens persuadés qu'il s'agissait d'une chasse gardée, indigne d'un comédien (et encore moins s'il est une femme) - on n'est pas très loin de l'image du comédien excommunié, tenu à l'écart de la bonne société. Le fait d'être une femme multiplie la difficulté par deux, tout simplement parce qu'il y a des hommes qui ne le supportent pas, ou alors qui considèrent que si je suis à ce poste-là, c'est parce que je suis une « tueuse », une femme qui déteste ses contemporains, prête à tout pour y arriver, y compris d'user de violence. On ne se fait pas ce genre de réflexions, a priori, par rapport à un homme; pour un homme, arriver à ce type de responsabilité est l'aboutissement normal d'un parcours. Je dois tout de même avouer que dans cette fonction, le fait d'être une femme fait que je m'y prends parfois avec une dimension maternelle, une dimension du cœur -attention, je ne veux pas dire que les hommes n'ont pas de cœur- mais je crois que les femmes utilisent plus souvent leur cœur comme base même de leurs rapports que leur intellect. Elles ont une direction plus instinctive. Bien sûr, il y a des degrés, mais en ce qui me concerne, j'ai tendance à ne fonctionner qu'avec mon instinct. Cela change tout et c'est une relation beaucoup plus féminine. Je suis concrète et extrêmement instinctive. Ma manière de diriger les gens et d'exercer mon autorité passe beaucoup plus par le dialogue. Je ne veux pas dire que les hommes ne savent pas dialoguer, mais c'est un réflexe très féminin que de mettre cela en avant. Il y a une manière d'exercer le pouvoir qui peut passer par la douceur, la compréhension, et même le silence. Il y a différentes formes d'autorité. Il me semble que la mienne n'est ni cérébrale, ni violente. Ce qu'il faut pour diriger c'est une vraie foi, une ligne directrice, une éthique et du caractère.

L. M. - Penses-tu que la question de la différence des sexes structure ta perception du monde et du théâtre que tu fais?

M. M. - Je pense que le féminin et le masculin, ce n'est pas la même chose. Au-delà du fait d'être un homme ou une femme, ce sont deux corps différents qui se complètent, qui bataillent parfois, ce sont deux différences qui passent leur vie à tenter de se connaître, de se comprendre ... Je ne peux pas imaginer un monde sans l'un ou l'autre, je ne veux pas.


L. M. - Penses-tu que ta part de masculinité joue un rôle dans ta façon de lire un texte, de diriger des acteurs, d'exercer ton métier?


M.M. - Ma masculinité ... Je n'ai été élevée qu'avec des garçons et j'ai donc un rapport de «copains» avec mes partenaires, avec mes collaborateurs, avec les acteurs, beaucoup plus évident qu'un rapport de «copines». Je suis même parfois terrorisée par les rapports entre les filles, parce que je ne me suis pas construite avec, je les ai découverts très tard. Oui, cela joue dans ma manière, par exemple, de fédérer les équipes. J'ai plus une approche de «footballeur» que de «petit rat de l'Opéra». Avoir été éduquée avec des garçons a développé chez moi une connaissance du sexe opposé assez forte. Il y a une sensibilité, une façon de voir les choses chez une femme qui est très différente de l'homme et je peux dire que j'ai eu l'occasion de développer aussi cette part masculine. J'ai aussi mis du temps à ne pas avoir peur de ma séduction, à maîtriser cette dimension-là dans mes rapports avec les autres, d'ailleurs peut -être que je ne la maîtrise pas toujours.

L. M. - Longtemps, le théâtre a évolué dans une société où les apports des hommes et des femmes étaient très normés, voire relevaient de deux espaces radicalement opposés. Aujourd'hui que cette frontière s'est estompée, quel regard portes-tu sur les pièces du passé ? Penses-tu qu'il faille montrer ces oppositions, la misogynie qui peut les caractériser ?
M. M. - Il n'est pas utile de la montrer, elle se voit. Ce qui est intéressant, c’est de montrer comment les femmes se sont battues à l'intérieur de ce carcan. Le mouvement d'émancipation progressif des femmes finit par se voir sur scène, pas seulement par rapport à l'égalité des sexes. Il a fait évoluer l'art de la mise en scène: ce qu'on cherche aujourd'hui, dans ces rôles de femmes du passé, c'est l'épaisseur qu'ils ont malgré tout dans leur contrainte, et il est très difficile, par exemple chez Molière, d'évoluer dans cette contrainte. Ce qu'il faut montrer, c'est comment un personnage féminin lutte, souffre à l'intérieur de ce carcan, comment il arrive à continuer à vivre, comment il résiste, et c'est l'évolution de la mise en scène qui nous permet d'explorer cette dimension, de lui donner plus de place. C'est cela, il faut montrer la résistance de ces femmes.

L. M. - A partir du tournant du XX· siècle, on interroge différemment le statut de la femme dans la société (je pense à Hedda Gabier, à Nora, à Lulu, à Salomé). En abordant ces rôles, une comédienne se sent-elle davantage l'égale des hommes?


M. M. - Il y a une différence entre se battre pour l'égalité et réfléchir à ce qui sépare le masculin du féminin. Quand j'aborde un rôle, je le fais avant tout dans la conscience aiguë de cette différence, plus que par rapport à une question d'égalité ... Ce qui serait intéressant, ce serait que des femmes se mettent aujourd'hui à jouer des rôles d'hommes puisque pendant longtemps des hommes ont joué des rôles de femmes. Il faudrait voir comment la problématique d'Hamlet est abordée par une femme ... je ne suis pas sûre qu'elle l'aborderait de la même façon.

L. M. - D'après toi, pourquoi demande·t-on toujours aux femmes de se situer par rapport aux hommes et jamais aux hommes de se situer par rapport aux femmes ?

M. M. - Parce que pendant longtemps les femmes ont été le deuxième sexe. Aujourd'hui où on est confronté à la question de l'égalité, il arrive que les hommes se sentent menacés ou lésés, que des femmes soient tentées de «venger leur sexe» au lieu d'œuvrer vraiment pour cette égalité. Trouver un nouvel équilibre est difficile, on est loin d'y être arrivé. Et tant qu'on n'y sera pas arrivé, on posera aux femmes des questions qu'on ne pose pas aux hommes: Comment avez-vous fait pour en arriver là, qu'est-ce que cela vous fait d'être une femme?, etc. L'égalité, ce serait de ne plus se poser de questions, de trouver cela normal. Peut-être cessera-t-on de les poser le jour où l'on admettra que ces femmes peuvent s'y prendre autrement à des endroits stratégiques, dans la politique, les affaires, l'art. … Le jour où l'on comprendra que ce qui est intéressant, c'est la complémentarité des deux sexes, et non la rivalité, les choses seront plus faciles.

Propos recueillis par Laurent Muhleisen, Paris, janvier 2007.

Entrée dans la troupe en 1985. devenue sociétaire en 1988. Muriel Mayette a été nommée administrateur général de la Comédie-Française en août 2006.


Muriel Mayette assise avec Catherine Samie et Christine Fersen
*************************************************************************************
JEAN-MICHEL RABEUX
Extrait du texte long (ci-dessous) soit, mais si masculin-féminin :
"Rien ne me réjouit plus que de s'extraire de l'être social imposé par la nature, ou par la loi. Je parle de théâtre quand je dis ça. Le théâtre est pour moi le lieu de cette liberté."

Propos recueillis par Leslie Six

L'ambiguïté sexuelle, je veux surtout dire le travestissement, est un de mes matériaux favoris sur le plateau. J'aime ce qui est ambigu, énigmatique, ce qui dévoile un peu du secret que cache l'être social masqué pour le regard des autres. Je remarque que les hommes ont aujourd'hui peu de place pour exprimer leur séduction érotique dans la vie sociale. C'est récent. Depuis disons la fin de la Guerre de 14, un homme n'a plus guère de moyens de séduction. Ainsi l'érotisme masculin est difficile à caractériser sur un plateau. Si vous voulez travestir un homme en femme, c'est très facile, vous lui mettez une paire de talons, une jupe, un boa, une perruque, que sais-je, mais travestir une femme en homme est tout de suite beaucoup plus compliqué. D'une part parce qu'aujourd'hui les femmes utilisent toutes les caractéristiques vestimentaires des hommes. Donc mettre un pantalon et des cheveux courts à une femme, c'est un peu juste. D'autre part parce qu'il n'y a pas de caractéristiques, sauf des caractéristiques d'extinction de l'éros. Pour qu'une femme devienne homme, elle se dés-érotise, elle se dé-sexualise un peu. Un auteur pas si ancien, comme Alexandre Dumas, parle de la flexibilité du poignet de tel homme, de la cambrure de son mollet, de la façon dont cet homme garde ses mains blanches et séduisantes. Toutes choses qu'on ne peut plus dire d'un homme aujourd'hui. Or ce qui m'intéresse sur le plateau, c'est ce qu'on ne peut plus dire. Évidemment, la sexualité, la séduction masculines existent, mais elles sont dissimulées, étouffées, pas admises. Louis XIV passait deux heures et demie à se préparer: son habit, la rhingrave, était une robe faite pour séduire. Je me suis baladé dans le désert du Maghreb, les hommes en djellaba sont extrêmement séduisants, une cuisse apparaît, ou une épaule, dans des djellabas magnifiques, bleues, blanches immaculées, alors que ce sont des pays pauvres où la propreté est un luxe. Très longtemps les hommes se sont maquillés, parfumés. Dans certaines cultures africaines les hommes se maquillent pendant des heures et font des parades de séduction vis-à-vis des femmes. Ils dansent, comme chez nous Salomé danse pour les hommes. Je ne cherche pas l'inversion pour elle-même, mais ce qui est dissimulé : que la féminité, la séduction masculines soient tout à coup exprimées.

Ce n’est pas tant inverser pour inverser que camper un mystère. Claude Degliame, qui joue Obéron dans Le Songe d'une nuit d'été, a une voix très grave, et les gens qui ne la connaissent pas sont certains que c'est un homme, et puis non, et puis oui. Elle a joué le Chevalier dans La Fausse suivante, elle avait une barbe à la Gainsbourg, avec sa voix grave, les cheveux courts, les épaules carrées, plus le travail de l'actrice bien sûr, ça créait un vrai doute. Les spectateurs regardaient le programme, et comme elle s'appelle Claude ... Pour dévoiler sa féminité, le personnage montrait rapidement, mais clairement, ses seins qui chez Claude sont très, très nettement féminins, eux. Un jour dans la salle, on a entendu : "De toute façon, ils sont faux." C'est rare chez les filles d'y parvenir, mais on peut atteindre ce trouble-là: qu'est -ce qu'est un homme, qu'est -ce qu'est une femme ? C'est ça qui m'intéresse: où est la différence ? Quand on a monté Le Songe d'une nuit d'été, on a commencé par faire des amoureux hétéros «normaux» : des filles pour jouer les filles, des garçons pour jouer les garçons -je m'ennuyais. C'était une chose convenue, sage, que j'avais vue mille fois : quatre jeunes gens qui s'aiment sans s'aimer tout en s'aimant, etc. En inversant, de la profondeur m'est soudain apparue, de la liberté.

Le travestissement est un des jeux du théâtre, Molière, Marivaux, Aristophane, depuis toujours. Grotesque ou terrible, ou les deux. J'aime mélanger, produire de l'impossible. L'acteur qui joue Titania a des traits très fins, on pouvait vraiment faire qu'il ait l'air d'une fille, de visage, avec maquillage et perruque, et puis soudain il dévoilait son corps de jeune homme. Qu'est -ce que c'est ? Ce n'est plus ni un homme ni une femme. Qu'est -ce que c'est ? Un ange ? En plus il portait un string chair. Pour moi c'était une fée, ni tout à fait un homme ni tout à fait une femme. Autre énigme théâtrale que j'aime beaucoup poser : que du pire on puisse en même temps rire, qu'une scène puisse contenir en même temps son effroi et son grotesque. Avec Le Songe, la griffe artistique est un peu adoucie, parce que je savais qu'il y aurait des jeunes parmi les spectateurs. Par exemple, la scène érotique entre l'âne et Titania est faite et défaite en même temps par le grotesque. Elle pourrait être bien plus insupportable mais j'ai pris soin qu'elle ne le soit pas.

Je pourrais faire une version du Songe où la sauvagerie amoureuse, la sauvagerie érotique qui est le creuset de la pièce, soit plus apparente. Là, je lui lime les ongles - et d'ailleurs Shakespeare aussi -par le rire : c'est une comédie. Ça me passionne de mettre dans l'esprit d'un jeune ado du doute sur la sexualité, sur l'amour : qu'est-ce qu'aimer, qu'est-ce que désirer, qu'est-ce que signifie dire à quelqu'un : Je t'aimerai toujours, et deux mois plus tard lui cracher à la gueule parce qu'il (elle) a envie d'en sauter un(e) autre et qu'il ne sait pas que ce dont il a envie pour l'instant c'est de sauter, et non pas d'aimer, et qu'il n'a pas fait la différence entre les deux. C'est comme ça qu'après ils se retrouvent à s'arracher les gosses devant les juges. Parce qu'ils n'ont pensé à rien de leurs rêves. C'est pour ça que je fais du théâtre. Pour qu'ils éprouvent, un peu, la diversité de leurs rêves. C'est ça la catharsis, non ? Jouer avec leurs rêves pour en déjouer la cruauté. Celui-là s'appelle Le Songe ...
Quand j'étais jeune j'avais les cheveux longs et des talons, les traits fins, j'étais joli. J'ai toujours eu en moi une sorte de féminité et je vivais, et je vis encore, avec une femme qui avait une sorte de masculinité. En fait on est hétéros de base. Rien ne me réjouit plus que de s'extraire de l'être social imposé par la nature, ou par la loi. Je parle de théâtre quand je dis ça. Le théâtre est pour moi le lieu de cette liberté. C'est en quoi il me passionne. C'est pourquoi j'y reviens toujours. Le théâtre est un rêve posé nu sur le plateau, à cru, de nos jours on appelle ça l'inconscient, tout ce qui nous forge, tout cet archaïsme que l'on a en nous et qui est infiniment plus complexe que ce que la société laisse paraître, un rêve où tout le tu se dit, tout le caché se dévoile. Plus complexe, plus douloureux, plus cruel, plus effrayant sans doute que l'affaire entendue proposée par la norme. En accompagnement du Songe, mon assistante a mis en scène une adaptation très courte de Roméo et Juliette pour deux acteurs et l'a fait jouer par deux hommes. ils l'ont joué dans des associations, des classes difficiles etc., et elle a eu les mômes en direct. «Les fiotes, moi je les tue », elle l'a entendu plein de fois. Quand on se déplace un peu de nos mondes privilégiés, la différenciation revient très fort chez les jeunes, plus fort qu'avant. Comme la misogynie, ça va avec. C'est très raide, terrible. J'ai l'impression que si on admet qu'on a des désirs qui sont un peu plus complexes que la monogamie obligée, «j'aime de 17 à 97 ans la même personne, donc je ne désire que cette personne-là », si on admet l'existence d'autres possibilités que celle-là -sans pour autant les vivre d'ailleurs- d'abord on est un peu plus tolérant vis-à-vis des autres mais surtout on met un peu de doute à l'intérieur même de soi. Mettre un peu de doute. Que tout d'un coup un jeune qui veut tuer tous les pédés soit un peu troublé par le corps de la petite Titania : Ah bon, ça peut être aussi ça un garçon.

Dans les trois monothéismes, l'ordre amoureux est très violent. Il me paraît fondé sur le mépris de l'éros, le mépris du corps et en particulier du corps de la femme. Mais l'archaïsme dont je parlais vient bien avant tout ça, il est pré- islamique, pré-chrétien, et pré-judaïque. L'archaïsme c'est la nuit des temps, c'est l'animal qui demeure en nous, c'est peut-être aussi cette lutte en l'homme pour échapper à sa condition animale. Des millénaires de mystère pour que se forge peu à peu en l'homme une âme, autre chose que son corps. Cette autre chose, la notion qu'il a de son corps, de sa douleur, de sa mort, le rendent forcément douloureux, sinon haineux vis-à-vis de son corps. On va tous mourir, ça fait mal. Il faut beaucoup penser pour aimer cette machine de mort qu'est notre corps, qui est aussi machine de vie.

Nous sommes dans une société qui méprise terriblement le corps. Bien sûr, c'est duel : il ne m'a pas échappé qu'il y a des filles nues partout!
Sauf que ce ne sont pas des filles nues, ce sont des corps retouchés par ordinateurs. C'est une autre forme de mépris. Ils ne peuvent pas voir un vrai corps, ils ne le montrent jamais. Quand je dis « ils », c'est le commerce, la rapacité, la pub. Cette mise en valeur d'un corps impossible est bien un mépris pour nos corps véritables. Et quand je parle à des jeunes, surtout les filles, et que je leur dis : Évidemment vos corps ne peuvent pas ressembler à ça, ces corps parfaits, ça n'existe pas -elles écoutent ! La différence avec l'aspiration à la beauté du corps qui traverse l'ensemble de l'art occidental c'est qu'avant, une statue grecque impossiblement belle, c'est une statue! Là on nous le présente comme une réalité des corps. C'est une violence terrible. Ça devient soudain une norme méprisante pour les singularités des gens. Le théâtre nous dit: Plein de sortes de corps peuvent exister, plein de sortes d'amours peuvent se vivre.

Pour moi le corps libre et librement montré par l'art, c'est la résistance. C'est la résistance à cette sorte de fascisme blanc qui s'installe dans nos sociétés, de fascisme surexposé, de fascisme plein feu. Il n'y a plus de secret. C'est comme une émission de télévision, il n'y a pas de contre-jour. Gros plan. C'est sans secret comme un visage de présentateur télé. Et le corps, qui est l'ennemi de notre religion dominante, est le point d'accroche qui dit non. Les pulsions du corps, l'érotique bien sûr, mais aussi ses pulsions mortelles, ses pulsions morbides, son effroi, sa défaillance, sa fragilité. Souvent mes nudités sont de l'ordre de la fragilité, elles sont très rarement de l'ordre de l'éros. Le corps nu, je veux parler de lui... parce que c'est de l'humain pantelant. Ce qui me bouleverse c'est par exemple un corps âgé, un corps où se voit le vent de la mort, l'aile de la mort. Il me semble que quelqu'un qui accepte la différence des corps, la cruauté des corps, accepte les différences des autres. Il est tolérant. C'est l'endroit de la faiblesse de l'homme qui m'intéresse, pas l'endroit de sa force. C'est pour ça qu'il y a tout un pan du théâtre -tous les débats de pouvoir qui traversent beaucoup l'histoire du théâtre depuis sa fondation grecque-qui ne m'intéresse pas. Ce qui m'intéresse c'est l'endroit où l'homme est un enfant fragile et dangereux et aimable, qu'on a envie d'aimer. Parce que c'est l'endroit où il est le plus lui-même, où il échappe aux critères sociaux, qui se déplacent avec les siècles, changent, et peuvent s'opposer du tout au tout. Les mœurs changent mais il y a une chose qui ne change pas, c'est que l'homme est face à trop grand pour lui: cette idée qu'il vient de nulle part et qu'il va vers nulle part. Et le signe visible -parce qu'après tout, au théâtre, on a besoin que les choses se voient- le signe visible de cette déchéance, de ce mystère, de cette énigme essentielle, c'est son corps nu. Mais je demande aux acteurs de déshabiller leur âme bien plus que leur corps. Saint Augustin dit: Nous sommes nés entre la pisse et la merde. C'est vrai physiologiquement et c'est vrai existentiellement. Poussière. On est de la matière anatomique et le mystère de notre âme s'entremêle avec cette matière-là. C'est passionnant, parce que plus la science va, plus on voit que l'âme s'entremêle avec notre machine.

C'est notre faiblesse qui est la résistance la plus forte aux abus qu'est toute organisation sociale. Il y a les abus du désordre -que TF1 nomme les « monstres»- et les abus de l'ordre- ce que TF1 ne nomme pas, parce que c'est ce qu'elle est. J'ai choisi mon camp, si je ne suis pas du côté des abus du désordre, ce qui ne voudrait rien dire, je suis férocement contre les abus de l'ordre, beaucoup plus ravageurs. Mon théâtre essaie de donner des coups de boutoir à ces certitudes tranquilles. Je ne parle soi-disant jamais de politique sur le plateau parce que je ne parle pas de pouvoir, mais je dis : Nous sommes des êtres singuliers, différents, et laissez-nous être des êtres singuliers, différents et secrets. C'est ce que je fais avec mon théâtre, et je prétends que c'est politique. Je vais beaucoup dans les quartiers et je les vois avec les capuches jusque là. Les filles comme les garçons. Il n'y a plus du tout de corps. Disparu. Et chez les filles tu comprends pourquoi le corps n'existe pas. Dès qu'il existe, dès qu'il est mis en avant, tu es une pute. Leur solution c'est la haine, la disparition. Et moi je leur envoie Titania, une énigme érotique, fille, garçon, enfant, sans sexe, les deux sexes. Et eux ils sont ... scandalisés, non, stupéfaits ! J'ai eu une réaction très jolie: Vous auriez pu lui cacher les seins quand même, c'est une fille ! Ça veut dire que l'imaginaire fonctionne à fond la caisse. Je l'aurais embrassé!

Dans la vie, un individu commence à m'intéresser quand je ne m'attends pas à la façon dont il va réagir. Et c'est vraiment ça que je demande au théâtre. Je m'ennuie quand je sais exactement tout ce qui va suivre: tel personnage a telle psychologie et je sais qu'on va y rester jusqu'au bout. C'est une des raisons pour lesquelles j'aime le théâtre qui part vers les rêves. Parce qu'il va vers la surprise, vers l'inattendu qui est pour moi le moteur de la vie, le moteur des plaisirs. Un paysage inattendu, un paysage humain inattendu, c'est ça le théâtre. Et la surprise c'est ça, c'est qu'on est complexe. Le geste artistique est un geste érotique. Je ne fais pas d'enfants, je fais des spectacles. Toute création est érotique parce que fondée sur la pulsion de la vie. On accouche d'un spectacle, on met en vie quelque chose. Quelque chose n'existe pas et se met à exister. Érotique au sens où sans l'éros il n'y a plus d'humanité, où sans l'éros il n'y a plus de forêts, plus de planètes, si on veut être un peu shakespearien, plus de douleur et de joie.

Propos recueillis par Leslie Six, relus par Jean·Michel Rabeux Strasbourg, 23 février 2007.





Aucun commentaire: