dimanche 9 mai 2010

Beth Ditto : “Bousculer les clichés et les préjugés, c'est ce qui me procure le plus de plaisir”

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Grand entretien sur Télérama
La chanteuse de Gossip
Beth Ditto : “Bousculer les clichés et les préjugés, c'est ce qui me procure le plus de plaisir”
Le 29 avril 2010 à 18h00
Tags : Beth Ditto soul punk Etats-unis entretien
LE FIL MUSIQUE - Corps de Botero assumé, voix soul qui dynamite le punk, féministe épanouie... Beth Ditto est une icône hors-normes. L'explosive chanteuse américaine parle de son engagement pour le droit à la différence, de son enfance en mobile home, de sa mère qui écoutait Boy George, de son amour pour les femmes et la vie en général. Rencontre avec une généreuse, à la ville comme à la scène. Son groupe Gossip sera en concert les 25 et 26 mai à Paris."



C'est complet !



"Beth Ditto, bête de scène, boule d'énergie. La très plantureuse chanteuse du groupe Gossip, hurleuse soul dans la lignée d'Aretha Franklin ou de Tina Turner, est devenue une véritable icône. Il y a trois ans encore, elle n'était connue que des milieux marginaux. Sortie du fin fond de l'Arkansas, cette fille sans complexes écumait avec son groupe les festivals alternatifs ou féministes, brûlant les planches avec un rhythm'n'blues cru aux accents punk. Jusqu'à ce qu'en 2007, leur titre Standing in the in way of control (voir vidéo ci-dessous), plaidoyer anti-Bush et pro-mariage gay, bombe pour piste de danse, fasse de Gossip des stars et de Ditto l'objet de toutes les attentions. Avec son réjouissant franc-parler, son physique assumé, sa sexualité affirmée et sa joie de vivre communicative, l'Américaine explosive s'est vue propulsée ambassadrice de la différence et de l'épanouissement personnel. A l'heure où les stars populaires sont pour la plupart fabriquées par le marketing ou la télé-réalité, Beth Ditto incarne le triomphe de la foi, de l'engagement et de l'indépendance.



Après des années de fuite, avez-vous le sentiment d'avoir trouvé votre chez-vous ?
Longtemps, j'ai redouté de me poser. Quand on fait un métier comme le mien, je pensais qu'on ne pouvait pas être marié. Et posséder une maison, c'est un peu comme être marié à un lieu. Il y a un an, j'ai acheté une maison à Portland, et j'adore. Avant, tout ce que je gagnais partait en gaufres et en babioles. Aujourd'hui, je m'occupe de mon jardin, je plante des fleurs, je peins, je bricole. J'ai presque du mal à repartir en tournée... Mais j'ai envie de tout essayer. Et dans des domaines où je serais sûrement meilleure que dans la musique. J'ai une voix, c'est tout. J'ai 29 ans et la vie devant moi. Je n'ai pas envie de me dire que tout sera fini le jour où je n'aurai plus de succès. Ça fait onze ans que Gossip existe, c'est déjà beaucoup, c'est toute ma vie d'adulte.


La musique aura juste été un moyen de vous en sortir ?
C'est ce qui m'est venu le plus naturellement. J'en écoutais tout le temps. A l'école, lorsqu'il fallait dire ce que l'on voulait faire plus tard, plein d'envies me passaient par la tête : médecin, infirmière, architecte... Mais seule la musique me paraissait évidente, accessible. C'était instinctif, j'ai toujours chanté par plaisir. Et chaque fois, on s'intéressait à moi, on me faisait même des compliments. Je n'étais ni belle ni sage ou aimable - j'étais gentille mais plutôt agitée. Autant dire qu'on ne m'appréciait pas spécialement. Sauf quand je chantais...


Aimez-vous la soul à cause de votre voix ou bien chantez-vous ainsi parce que vous aimez la soul ?
Là d'où je viens, la culture underground n'existait pas. Ce n'était pas faute de chercher, mais l'Arkansas était coupé du monde. Vers la fin des années 1980, ce qui se rapprochait le plus d'une culture alternative, c'étaient les radios « oldies » qui passaient des vieux disques soul : la Motown, Stax, etc. Ma mère écoutait pas mal de blues, alors je me documentais sur B.B. King et les autres. C'est par ce biais que je me suis intéressée à l'histoire, aux luttes sociales, aux inégalités... Ma mère avait aussi une étrange passion pour Boy George, allez savoir pourquoi ! Elle était jeune, elle avait 24 ans à ma naissance, et j'étais son quatrième enfant. Elle en a eu quatre autres après...




Vous viviez à huit ou neuf dans un mobile home...
... où tout était récupéré et rafistolé. On était très pauvres. Nous étions des « white trash » (1) aux yeux des autres. Mais ma mère refusait cette appellation. Un jour, j'ai lâché : « On est vraiment trop trash ! » et elle m'a reprise sévèrement : « Toi peut-être, ma petite, mais moi, sûrement pas ! » Ma mère a toujours travaillé dur pour échapper à ce stéréotype qui voudrait qu'être pauvre signifie être bête, inculte, bon à rien. Grâce à elle, on s'est toujours bien exprimés, elle nous reprenait toujours lorsqu'on parlait mal, nous a appris les bonnes manières. Je vois bien la différence avec Nathan, le guitariste de Gossip et mon plus vieil ami, qui est issu d'un milieu rural totalement démuni aussi bien financièrement que culturellement. Son père était un pur fermier réac qui ne se souciait que de ses bêtes et de son flingue. Mes frères et soeurs et moi, on s'en est tous sortis par l'éducation.

“Pour moi, le punk incarnait la solidarité envers tous ceux qui étaient maltraités.”

Vous devez beaucoup à votre mère, en somme...
Sûrement. Je ne dirai jamais de mal d'elle. Il y aurait de quoi, mais, en tant que féministe, je me l'interdis, parce que je me rends compte de ce qu'elle a enduré. Elle m'a fait mesurer à quel point le combat des femmes est encore loin d'être gagné. Pourquoi s'est-elle retrouvée seule à élever ses enfants, sans aide de leurs pères ? La plupart des gamins qui deviennent punk sont en rébellion contre l'autorité parentale. Moi, j'étais en colère parce que je ne comprenais pas pourquoi ma mère subissait le jugement des autres, pourquoi sa vie était si dure. On lui reprochait de ne pas payer ses factures ou de ne pas assez bien nous nourrir. Et pendant ce temps - elle était infirmière -, elle conseillait des gamines paumées, leur parlait de contraception. C'était mal vu. Mais on ne reprochait jamais rien aux hommes. C'était aux femmes d'être irréprochables. Pour moi, le punk incarnait la solidarité envers tous ceux qui étaient maltraités.

Et votre mère vous a toujours soutenue ?
Toujours. Elle a un instinct protecteur très fort. Elle a eu une enfance très violente, puis elle a eu tous ces gamins de pères différents. Qu'on s'en soit tous aussi bien sortis en dit long sur sa force, sa volonté de nous protéger. Ma mère, c'est moi en dix fois plus énergique, tout en étant à la fois très croyante et très progressiste. C'est dire si elle est complexe. Mais je sais qu'elle a permis à ses enfants de s'épanouir. C'est elle qui m'a encouragée à quitter Searcy, notre ville...


Vous êtes allée à Olympia, dans l'Etat de Washington, où vous avez monté le groupe...
En fait, je suis allée rejoindre Nathan qui était parti avant moi. Je tenais à terminer mes études. Mais j'étais malheureuse, je me sentais très seule. Je l'aurais rejoint n'importe où. Il avait choisi Olympia parce que c'était la ville où s'était développée une scène alternative punk et gay très dynamique. C'est de là qu'est parti le mouvement des Riot grrrls, ces groupes radicaux, féministes, comme Huggy Bear, Sleater-Kinney, Bikini Kill...

Je pensais y trouver une petite communauté et j'ai eu un choc : on y jouait devant quatre cents personnes, quasiment la population du bled d'où je venais ! Pendant nos années de galère, on ne se souciait jamais du succès. Pouvoir jouer devant un public, enregistrer des disques artisanaux en vivotant, c'était déjà extraordinaire. Et puis un jour, ça nous est tombé dessus : on s'est retrouvés à voyager dans un car confortable, à dormir dans des chambres d'hôtel... Mais on est contents d'avoir connu ces années pleines d'imprévus et de catastrophes que l'on ne connaît que dans la dèche...

D'où vous vient cette « positive attitude » ?
J'ai bien essayé, petite, d'être négative, mais je ne pouvais pas m'empêcher de toujours tout relativiser. Je cherchais chaque fois à expliquer les raisons de ma colère et, du coup, elle se dissipait. Ce qui m'intéressait dans le mouvement Riot grrrl, c'était moins de crier ma rage que de mettre le doigt sur ce qui n'allait pas. Pour moi, ça devrait être la fonction de tout mouvement radical : ouvrir les yeux des gens, expliquer plutôt que se couper du reste du monde. Malheureusement, le milieu alternatif s'est révélé replié sur lui-même. Comme s'il ne souhaitait pas aider les autres.


“A la chorale, toutes les filles se moquaient de moi. Ça m'a blessée sur le coup, et puis subitement j'ai décidé de m'en foutre.”

Or je n'ai jamais méprisé qui que ce soit, je ne me suis jamais sentie supérieure. Surtout, je n'ai jamais voulu traiter les autres comme on m'a traitée. On m'a rejetée parce que j'étais pauvre, grosse, mal habillée. Je me souviens, avec la chorale, on chantait We are the world, je devais avoir 8 ans, et je fermais les yeux en chantant, tant j'y croyais. Et toutes les autres filles se moquaient de moi. Ça m'a blessée sur le coup, et puis subitement j'ai décidé de m'en foutre. J'étais bien comme ça, alors j'ai continué et je me suis sentie libérée. J'ai assumé ma différence. C'est ainsi que je suis venue au féminisme.


Lisiez-vous la littérature féministe ?
Pas trop. Enfin, plus tard j'ai dévoré la romancière américaine Carson McCullers. Mais plus jeune, je me passionnais surtout pour l'histoire, des articles de revues ou bien les biographies de gens que j'admirais. Comme Mama Cass, la chanteuse obèse de The Mamas and The Papas, morte à 32 ans en laissant une petite fille de 2 ans. Je savais tout sur elle. Et puis je lisais tout ce que je trouvais sur l'Holocauste, le sort des filles en Chine ou la famine en Ethiopie... Je suis vraiment de la génération We are the world. Je prenais les paroles au premier degré. Comme quoi, la culture pop peut réellement influer sur les mentalités. Ensuite, le mouvement grunge est arrivé et je m'y suis plongée tête la première...


Petite, qui étaient vos modèles ?
Madonna, évidemment. Et Cyndi Lauper. Je me maquillais comme Madonna, avec le mascara de ma mère, et je m'habillais comme Cyndi Lauper. Sinon, j'adorais les grandes voix comme Janis Joplin ou Aretha Franklin. Même le gospel de Mahalia Jackson. Je chantais à l'église, comme toute bonne fille du Sud. J'aimais aussi Prince et Michael Jackson. Je rêvais que je me mariais avec Michael...


Pas très punk tout ça...
Le punk est arrivé après. Il y a eu un grand vide à la fin des 80's. Chez nous, dans l'Arkansas, on ne recevait même pas MTV. On avait juste la radio, le son et pas l'image. Il fallait l'imaginer. Alors, on inventait des looks, des coiffures, on faisait nos fringues... C'était ça être punk pour nous. Et puis Nirvana est arrivé. Dans la foulée ont émergé ces groupes de filles militantes, comme Huggy Bear ou Bikini Kill. Des gens qui me ressemblaient, enfin. On est allés à Olympia pour ça, pour participer à cette culture alternative, avec des fanzines, des labels indépendants... Le punk, c'était un esprit, un style de vie plus qu'un genre musical.

La religion a-t-elle compté pour vous ?
Je craignais Dieu. La culpabilité me rongeait quand j'étais plus jeune. J'ai même eu un fiancé parce que je culpabilisais d'être attirée par les filles. J'espérais même être enceinte de lui, pour devenir « normale ».



C'était plus facile de vous accepter grosse que lesbienne ?
Bien sûr. Si j'ai pas mal souffert du regard des autres, je me suis assez vite rendue à l'évidence : je n'avais pas vraiment le choix. J'aurais pu décider de passer ma vie à faire des régimes, à aller à la gym, mais quel ennui ! Il y a des choses plus intéressantes dans la vie que d'être obsédé par sa ligne.




Et votre homosexualité ?
Je suis convaincue d'être née lesbienne. Je ne me souviens pas avoir été attirée par des hommes. J'étais juste un peu amoureuse de Boy George ou de George Michael, des mâles très efféminés... Mais j'étais toujours mieux en compagnie de femmes. Même bébé, il paraît que je n'étais bien que dans des bras féminins ! En fait, c'est comme mon poids. Toute petite, je mangeais deux fois plus de petits pots que les autres enfants. Je ne suis pas devenue grosse à la puberté, c'était dans ma nature bien avant.


C'est cette manière d'assumer ce que vous êtes, sans agressivité, qui vous rend si populaire... Il n'y a rien de forcé chez vous, comme chez ces vedettes issues de la télé-réalité...
C'est terrible, ces émissions. On me demande d'y participer, mais je ne veux pas. Ce n'est pas la faute des gamins, ils ne savent pas ce qu'ils font. Ce ne sont pas des artistes, juste des chanteurs de karaoké. Mais leur souci, c'est seulement d'être connus, à n'importe quel prix. Ils ne réalisent pas que ces émissions ne sont qu'une caricature de tout ce qui ne va pas dans le show-biz.


“L'important est de savoir ce que l'on veut et ce que l'on peut, pas ce que l'on doit ou pas.”

Ce culte d'une prétendue perfection où les gens seraient tous beaux, où ils chanteraient tous juste, où ils ne transpireraient jamais... Le jury n'est là que pour éliminer les imperfections ! Il n'y a que le succès de Susan Boyle qui me réjouisse. A cause de l'effet « arroseur arrosé ». Ça a commencé comme une blague, puis ils ont essayé de la récupérer. Et aujourd'hui, elle a un succès immense et à la fois elle leur échappe. Parce qu'elle n'est pas formatée. L'important est de savoir ce que l'on veut et ce que l'on peut, pas ce que l'on doit ou pas. C'est la base de la thérapie. Une fois qu'on a compris ça, la moitié du chemin est fait.


Vous avez suivi une thérapie ?
Forcément, j'ai quand même fait deux dépressions nerveuses. C'est le prix à payer lorsque on est trop positif dans un monde qui ne l'est pas ! Tant de choses vous chagrinent, c'est épuisant. Surtout, quand on est positif, on est souvent mal compris parce que c'est inhabituel. C'est ce qui m'insupporte le plus. Qu'on n'aime pas ma musique, ça m'est égal. Mais qu'on déforme mes propos parce qu'on n'aime pas ce que j'incarne est odieux.

Vous vous présentez souvent nue, sur scène ou dans les journaux...
Ça a commencé tout naturellement. Ce n'était pas du tout pour provoquer. Dans les concerts punk et féministes, ça se faisait beaucoup, dans le public, de se déshabiller. Notamment parce qu'il faisait très chaud. Alors j'ai commencé à le faire aussi, spontanément, pour montrer que je n'étais pas différente des gens qui me regardaient.


“Le fait d'être grosse a transformé le geste de se présenter nue en acte militant.”

Mais le fait d'être grosse a transformé le geste en acte militant. Et plus le public s'est élargi, plus c'est devenu symbolique : une manière de prouver qu'on peut être bien dans son corps sans ressembler pour autant à un mannequin. Gros, maigre, hétéro, gay, blanc, noir, quelle importance ?

Vous avez le sentiment de décomplexer les gens...
Je l'espère. C'est ce qui me procure le plus de plaisir dans ce que je fais. Bousculer les clichés, les préjugés. Je suis grosse, mais j'ai de l'énergie à revendre. Ça casse l'image du bouboule mou et paresseux qui ne pense qu'à s'empiffrer. C'est comme l'image de la féministe qui n'aurait aucun humour et qui détesterait tous les hommes, avec qui il est impossible de discuter. Je dis ce que je pense, mais je ne suis ni frustrée ni agressive. Je connais bien les mécanismes de l'intolérance, fondés uniquement sur la peur et les préjugés. J'ai grandi dans le sud des Etats-Unis, dans un environnement raciste et homophobe. Ma mère disait toujours que la gentillesse est la meilleure des armes. Et ça m'est resté. Si l'on m'attaque, je me défends en étant gentille. C'est assez efficace !


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Hugo Cassavetti
Télérama n° 3146

(1) « White trash », littéralement « déchet blanc », terme d'argot péjoratif désignant les Américains blancs pauvres.

A voir :
Gossip en concert les 25 et 26 mai au Zénith de Paris. Et toutes les dates de la tournée sur myspace.com/gossipband

A écouter :

Music for men (Columbia, 2009)

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